Deux passeurs de la Vienne parmi les Justes
Famille juive de Tunisie ayant opté pour la nationalité française en 1926, installée à Paris en 1934, les Guez ont été sauvés des persécutions nazies par deux passeurs de la Vienne et ont fourni deux recrues aux armées combattant pour une France libre.
En juin 1941, Emile Guez, né en 1898 est postier. Il habite 2 rue André Messager, dans le 18e arrondissement de Paris avec son épouse Suzanne née en 1902 et leurs cinq enfants : Félix ; 17 ans, Mathilde Simone, 16 ans, Hélène Jacqueline, 12 ans, Jacques Yvon, 9 ans nés en Tunisie et Nicole née à Paris le 24 novembre 1940.
En juin 1941, les Juifs doivent se déclarer au commissariat de leur quartier. Emile Guez ne le fait pas.
Le 20 août 1941, le frère de Suzanne, Edmond Sarfati, conseiller juridique, apprend par une relation que les avocats vont être arrêtés dans le onzième arrondissement, où habite sa belle-famille. Sa décision est prise : il faut quitter la zone occupée.
En septembre 1941, Edmond Sarfati, son épouse, sa fille âgée de 10 mois, son beau-père et Emile Guez partent pour Montceau-les-Mines où ils paient un passeur qui les conduit en zone sud, cachés entre le châssis et la benne d’un camion. La famille Sarfati gagne La Rochette, en Savoie ; Emile Guez part à Lussac-les-Châteaux chez Maurice Sarfati, un autre beau-frère qui y est installé depuis plusieurs années. Un mois plus tard, son fils aîné, Félix l’y rejoint après avoir passé la ligne de démarcation à Montceau-les-Mines lui aussi. Mais le premier passeur craignant d’être pris, c’est un Polonais rencontré par hasard qui l’a guidé, moyennant rétribution comme le précédent.
Suzanne et les quatre enfants restants prennent le train pour Poitiers en octobre 1941. Ils y sont accueillis à la gare par Louis Joseph Bernard, facteur à Saint-Julien-l’Ars dont la tournée se situait dans le secteur de Jardres, en zone occupée. Il connaissait bien l’organisation de la surveillance le long de la ligne de démarcation.
Dans un premier temps, la mère, Suzanne, le bébé, Nicole et Mathilde Simone sont conduites en voiture près de Jardres où Louis Joseph Bernard les confie à Julien David, alors garde-champêtre à Lussac qui leur fait franchir la ligne en plein jour, entre deux patrouilles, à travers champs puis elles sont conduites à Lussac, en voiture également.
Or, aucun des deux passeurs ne possédait un permis de conduire et n’avait donc pas de voiture. Qui ont été les chauffeurs ?
Bien qu’aucune preuve écrite n’ait à ce jour été trouvée, on peut très raisonnablement avancer que Roger Andrault, garagiste à Lussac, résistant de la première heure récompensé par le président Eisenhower pour l’aide apportée aux pilotes abattus au-dessus de la zone occupée a été l’un des deux. Le second a pu être l’un de ses frères, René, garagiste à Saint-Julien-l’Ars et voisin de Louis Joseph Bernard, résistant bien connu aussi ou Gaston, transporteur installé à Jardres.
Les deux derniers enfants, Jacqueline et Jacques, ont pu franchir la ligne à un poste de contrôle, Louis Joseph Bernard en possession du livret de famille ayant déclaré aux gardes français et allemands qu’il les conduisait dans leur famille à la campagne où ils seraient mieux nourris qu’en ville.
Toute la famille s’installe donc chez Maurice Sarfati, beau-frère d’Emile Guez, route de Poitiers à Lussac. Mais, en février 1942, Emile demande à Mathilde Simone de retourner à Paris pour récupérer « quelques affaires » dans leur appartement de la rue André Messager. Il pense qu’une adolescente de 16 ans court moins de risques que lui-même ou son fils aîné. Elle repasse clandestinement en zone occupée, au même endroit, accompagnée d’un certain André Lemoine qui n’a pu être retrouvé. A Paris, elle découvre que l’appartement est sous scellés : elle y entre quand même, découvre qu’il a été pillé et ne peut sauver que quelques photos de famille. Les enfants Guez sont toujours à la recherche de la personne qui les a dénoncés comme Juifs.
Elle demande l’hospitalité à deux oncles, Victor et William Sarfati qui refusent de l’héberger car ils se doutaient qu’ils allaient être arrêtés. Ils ont d’ailleurs été déportés et sont morts, le premier à Auschwitz, le second à Mauthausen.
Elle repart alors pour Poitiers où Louis Joseph Bernard lui remet le livret de famille de ses parents. Elle repasse en zone sud prétendant qu’elle est Jacqueline, élève dans un établissement scolaire de Poitiers et qu’elle se rend pour le weekend chez ses parents.
Pendant les neuf mois où elle a séjourné à Lussac, la famille Guez souligne qu’elle n’a pas eu de problème, alors que tous les voisins savaient qu’ils étaient Juifs. Le fils aîné, Félix, a même pu travailler aux établissements Lebon-Couturier. Des recherches récentes ont conclu à la présence de plusieurs familles juives, notamment dans le quartier du Port, entre 1942 et 1945, voire 1947 pour l’une d’elles. Au moins deux délégués de Vichy, Louis Couturier et le maire Hilaire De La Biche, pour la famille Mathias, ont contribué à leur accueil.
En juin 1942, Emile Guez décide de quitter Lussac pour rejoindre son beau-frère, Edmond Sarfati, à Allevard-les-Bains en Isère où tous séjourneront jusqu’au mois d’octobre 1942. C’est alors qu’Edmond Sarfati reçoit un appel téléphonique émanant d’un gendarme de La Rochette, lui-même alerté par un ami, Lucien Nouvel, commandant de gendarmerie à Paris : la famille doit partir immédiatement pour la Tunisie, « c’est une question de vie ou de mort ». Finalement, la famille Guez parvient à gagner la Tunisie par le dernier bateau effectuant la liaison, une semaine avant l’invasion de la zone sud par les Allemands. Les Guez s’installent alors à Hammam-Lif.
La Tunisie libérée le 8 mai 1943, Félix Guez s’engage le 31 dans les Forces Combattantes Françaises (ex FFL) et est affecté à la 9e compagnie de réparation divisionnaire. Il participe à la campagne d’Italie du 4 mai au 26 août 1944. Du 31 août 1944 au 8 mai 1945, il débarque en Provence et participe à la libération de Toulon et Marseille. Puis son unité entre à Lyon, gagne l’Alsace et combat à Royan et l’Authion. Il est ensuite envoyé en occupation en Allemagne du 9 mai au 13 octobre 1945, date de sa démobilisation.
Mathilde Simone s’est engagée à Tunis le 19 juillet 1943 dans l’armée du général Giraud au titre du corps féminin des transmissions. Elle a été affectée à la 44/11 le 1er octobre et détachée au central militaire du commandement supérieur des troupes de Tunisie. Opératrice puis opératrice de 1ère classe, elle a été mutée au centre d’Alger le 28 juin 1944 et a débarqué à Sète le 15 décembre 1944. Elle a été démobilisée à Paris le 18 mars 1946.
En 2017, les cinq enfants Guez et leurs descendants sont dispersés entre Paris, Annemasse et Tel-Aviv ; ils forment toujours une famille très unie… et combattive !
Les deux passeurs bénévoles Louis Joseph Bernard et Julien David ont été, après que les enfants Guez aient constitué le dossier pour Yad Vashem, reconnus Justes parmi les Nations à Jérusalem le 14 novembre 2012 et au cours d’une cérémonie officielle à la mairie de Lussac le 8 septembre 2013.
Article rédigé par Jean-Claude Corneille.
Sources : témoignages et archives familiales de la famille Guez, « Le Lussacois dans la seconde guerre mondiale » (Passeurs de Mémoire du Lussacois, 2016), www.francaislibres.net