Matricules 20700 et 20701 à Buchenwald. Deux jeunes Roms déportés du camp de Poitiers.
Tatoués ensemble à Buchenwald, du même âge, et internés depuis décembre 1940 au camp des nomades de Poitiers, Paul Dourlet-Duville et Émile Simon ne se sont pas quittés dans l’épreuve de la déportation où l’un des deux est mort.
Le premier, Paul Dourlet-Duville, était en juin 1943 lors de sa déportation à Buchenwald, à peine âgé de 17 ans. Il était le fils de Jean Duville, vannier et d’Eugénie, Anastasie Dourlet vannière. Ses parents n’étaient pas mariés et, à sa naissance le 25 mai 1926 à Château-du-Loir dans la Sarthe, il fut déclaré à l’état civil sous le nom de jeune fille de sa mère, Dourlet, né de père inconnu. Il était l’aîné de leurs sept enfants nés au cours de la nomadisation de cette famille, dans les départements de la Sarthe et de l’Eure-et-Loir. La dernière Anastasie, naquit à Poitiers le 18 janvier 1941 après l’internement de la famille au camp de la route de Limoges. Elle reçut contrairement à ses frères et sœurs (tous nommés Dourlet) le nom de Duville, donc reconnue par son père, et la même année les deux parents régularisèrent leur union à la mairie de Poitiers le 23 octobre 1941. Les enfants furent en conséquence reconnus et légitimés et Paul enregistré au camp sous le nom de Dourlet prit par la suite le nom de Duville sous lequel il fut enregistré à Buchenwald.
Jusqu’à l’année 1940, la famille de Jean Duville et celle de son frère aîné Julien Duville, lui aussi vannier et père de 10 enfants, nomadisa dans l’ouest de la France. Les fiches individuelles du camp de la route de Limoges (AD 86 109 W 56) indiquent que les deux familles furent arrêtées le 15 juin 1940 à Roizé à quelques kilomètres au sud du Mans. Cette date est surprenante. Certes un décret du Président de la République daté du 6 avril 1940, interdisait la circulation des nomades sur tout le territoire français pour la durée de la guerre. Ce texte permettait de placer les nomades en résidence surveillée officiellement pour lutter contre l’espionnage. Il fut cependant peu appliqué vu l’évolution des circonstances militaires. De plus les troupes allemandes pénétrèrent le 17 juin dans le département de la Sarthe occupant Le Mans le 18. L’arrestation des deux familles roms se serait donc produite en pleine débâcle! Leur situation entre juin et octobre n’a pu à ce jour être reconstituée mais le 4 octobre 1940, la préfecture de Vendée reçut des instructions de l’occupant allemand ordonnant que les Tziganes se trouvant en zone occupée soient transférés dans des camps d’internement surveillés par des policiers français. Le préfet prit le 24 octobre un arrêté astreignant « les romanichels » à « stationner au camp de Monsireigne » (Vendée), dans des baraquements installés en bordure des carrières près de la gare. Une centaine de Tziganes dont les deux familles Duville y fut alors internée. Paul venait d’avoir 14 ans. Le 18 novembre 1940 le camp fut fermé, les internés transférés pour une partie d’entre eux au château de Châtillon, à Boussais (Deux-Sèvres). Les caravanes furent embarquées sur des wagons dans la gare proche et le transfert se fit en train jusqu’à Airvault (Deux-Sèvres). De là, par la route, les familles gagnèrent le château de Boussais qui avait servi successivement de refuge pour les Républicains espagnols en novembre 1938, puis à des populations françaises lors de l’exode de mai-juin 1940. Une soixantaine de Roms y furent internés, les uns vivant dans leur roulotte parquée dans la cour, les autres dans les salles du château inoccupé.
Le 2 décembre 1940, deux trains en provenance de Bordeaux transférèrent dans la Vienne des expulsés du département de la Gironde (Juifs, Roms, étrangers) interdits dans les départements côtiers sur décision des autorités allemandes. Parmi eux, 120 «Romanichels» furent logés à Rouillé «dans des baraquements gardés par la gendarmerie de Lusignan» et 102 débarqués à Saint-Saviol «tous logés chez l’habitant à défaut de baraquement». 90 venaient également dans les mêmes conditions d’arriver dans le département des Deux-Sèvres voisin. Le 4 décembre 1940, le Commandant de la gendarmerie de la Vienne proposa au Préfet de rassembler tous les Roms dans un camp situé route de Limoges à Poitiers, ayant jusque-là servi pour les républicains espagnols. Le Préfet donna son accord et la Feldkommandantur 677 de Poitiers exigea en même temps l’internement des Roms du secteur de Poitiers. Le camp de Boussais fut alors fermé, les familles transférées à Poitiers. Le 5 décembre 1940 les deux familles Duville furent internées au camp de la route de Limoges.
Le second, Émile Simon, était en juin 1943 lors de sa déportation à Buchenwald, âgé de 16 ans et 5 mois. Il était le fils de Louis Simon et Augustine Klein, tous deux de la communauté des gens du voyage. Au gré de leur nomadisme situé plus au sud que pour les familles Duville, en Dordogne, Charente et surtout Deux-Sèvres, ils avaient eu 7 enfants. Émile le troisième était né le 23 janvier 1927 à Saint-Martin-les-Melle (Deux-Sèvres). La famille se sédentarisa à Poitiers dans la seconde moitié des années 30, vivant en roulotte sur un terrain proche du quartier Aboville actuellement rue du Père de la Croix. Le 4 janvier 1941, une lettre de dénonciation anonyme, parvint au Préfet de la Vienne (1). L’enquête de police aboutit à une décision d’internement sur ordre des autorités françaises. Émile Simon qui allait bientôt avoir 14 ans et sa famille furent internés le 18 janvier 1941 comme en témoigne le rapport de deux gardiens de la paix «Ce jour, à 10 h 30 nous avons conduit au camp des nomades route de Limoges, la famille Simon qui a été remise au directeur» (AD 86 1 W 590).
L’internement au camp des nomades de la route de Limoges.
Les deux garçons restèrent 2 ans et demi au camp de la route de Limoges dans des conditions de vie déplorables. La nature argileuse du terrain, jamais stabilisé, en faisait, l’hiver, un véritable bourbier dans lequel pataugeaient les internés; des baraques vétustes et mal entretenues, humides et dépourvues de chauffage efficace; une nourriture de mauvaise qualité et en quantité insuffisante, la malnutrition récurrente. En 1942, l’inspecteur général de la santé signalait «que les enfants internés au camp de la route de Limoges avaient des vêtements en loques et que la plupart d’entre eux étaient dépourvus de chaussures. Il n’est pas possible de laisser des enfants dans une situation aussi pénible». Un certain nombre de Roms obtint la possibilité de travailler à l’extérieur du camp. Il semble que ce soit le cas (1) d’Émile Simon qu’une habitante de Poitiers tenta (sans succès) d’embaucher en juillet 1941 «pour une ferme» (AD 86 109 W 67). Ils subirent par ailleurs une répression sévère lorsqu’ils tentaient de pallier leur dénuement (voir la condamnation de Joseph Simon, article du VRID cité). A son tour, (selon le fichier «condamnations» des archives des services de Fernand de Brinon cité dans le dictionnaire Dora), Émile Simon fut condamné le 16 octobre 1942, cette fois par le tribunal militaire de la Feldkommandantur 677 à une semaine de prison pour vol (sans doute aux dépens de l’armée d’occupation).
La déportation.
Le 13 janvier 1943, 70 hommes âgés de 16 à 60 ans pour l’essentiel des Roms quittèrent le camp de la route de Limoges, pour, selon le chef de camp, travailler dans des usines en Allemagne. Conduits à Compiègne, ils furent transférés à Oranienburg-Sachsenhausen le 23 janvier. Parmi eux se trouvaient Louis Simon le père d’Émile Simon et ses deux frères aînés Joseph et Léon. De même, Paul Duville vit partir son père Jean Duville, son oncle Julien Duville et l’aîné de ses cousins germains, Pierre né en 1919. Paul et Émile devinrent les deux aînés des familles.
Le 21 juin 1943 un nouveau convoi comprenant 25 internés du camp de la route de Limoges partit à nouveau vers Compiègne. Le groupe comprenait 5 jeunes Roms nés en 1926 et 1927, âgés de 15 à 17 ans, le plus jeune Jean Graff (né le 2 décembre 1927) n’ayant que 15 ans et demi. Émile Simon âgé de 16 ans en fit partie avec Paul Dourlet-Duville qui avait huit mois de plus que lui. Leur âge proche et les 2 ans et demi d’internement les avaient sans doute rapprochés. Déportés ensemble le 2 septembre 1943 vers le camp de Buchenwald, ils furent immatriculés ensemble (signe qu’ils étaient restés proches l’un de l’autre) sous les numéros 20700 pour Paul Dourlet-Duville et 20701 pour Émile Simon.
Tous deux furent affectés à la fin de la période de quarantaine le 26 septembre 1943 à un Kommando du camp, celui de Dora. Le «Livre des 9 000 déportés de France à Mittelbau-Dora» (sous la direction de Laurent Thierry) décrit précisément leur parcours. Émile Simon contraint au travail dans les tunnels souterrains de l’usine d’assemblage des V2, soumis à des conditions de vie et de travail inhumaines mourut le 12 décembre 1943 d’une congestion pulmonaire. Encore âgé de 16 ans, il est l’une des plus jeunes victimes du camp de Dora.
Son camarade Paul Dourlet-Duville logé en 1944 au Block 31 du camp extérieur, fut affecté au Kommando Askania de l’usine Mittelwerk. Évacué du camp le 4 avril 1945, il fit partie d’un convoi qui parvint à Bergen-Belsen où il fut libéré le 15 avril 1945 par l’armée britannique. Rapatrié au début de mai 1945, il mourut le 6 février 1956 à l’âge de 29 ans.
Des quatre membres de la famille Simon déportés, seul un frère d’Émile, Joseph, survécut. Quant aux quatre membres de la famille Duville déportés, Paul en fut pour peu de temps le seul survivant. Certes les nazis n’ont jamais ordonné la déportation des Roms de France en vue de leur extermination pour des motifs raciaux. Mais la déportation des hommes roms du camp de Poitiers (y compris de tout jeunes gens comme Émile Simon et Paul Duville) pour un travail apparenté à l’esclavage dans les camps de concentration de Sachsenhausen, Buchenwald et Dora aboutit à un résultat proche.