La ligne de démarcation dans la Vienne – Témoignage de Jeanne Thévenet-Rémondière
Le 25 juin 1940, L’Armistice Franco-Allemand tirait le rideau sur l’une des plus terribles défaites de la France. Les termes de l’acte imposé par les vainqueurs consacraient leur occupation des 2/3 du territoire Français, divisant le pays en une zone occupée par les troupes allemandes et une zone non occupée, dite « zone libre », laissée à l’administration du gouvernement français mis en place par le maréchal Philippe Pétain début juillet 1940. Les deux zones étaient séparées par une vraie frontière, nommée ligne de Démarcation, qui allait, d’est en ouest de la Suisse vers la Touraine puis du nord au sud, de la Touraine à l’Espagne. Dans la Vienne, elle arrivait d’Indre-et-Loire à la Haye Descartes, puis suivait la rivière « La Creuse » jusqu’à La Roche Posay. Ensuite elle traversait le département de la Vienne par Pleumartin, Archigny, Bonnes, Jardres, Tercé, Dienné, St Secondin, Saint-Martin L’Ars, Mauprevoir, entre autres communes , en tout, 17 communes dont 9 avec le chef-lieu en zone non occupée, (Z. N. O.)
De juillet 1940 à mars 1943, la ligne de démarcation a influencé la vie des familles riveraines, surtout les agriculteurs qui exploitaient des champs dans les deux zones. Nombre de ces familles, vivant dans les fermes riveraines de la ligne de Démarcation, ont souvent porté assistance à des gens d’origines diverses, tant régionales que sociales, pour les faire passer clandestinement en zone non occupée. Une de leur activité clandestine est moins connue ou plus rarement évoquée : le passage du courrier entre les deux zones. Dès juillet 1940, la ligne de démarcation est devenue étanche et la libre circulation du courrier par voie postale, entre les deux zones, fut pratiquement impossible. Rapidement, l’imagination et la « débrouillardise » de la population ont su mettre en place des méthodes pour que les lettres provenant d’une zone puissent être acheminées dans l’autre zone, dans un sens comme dans l’autre, « au nez et à la barbe » des troupes d’occupation qui surveillaient la ligne.
La famille Rémondière, dans la ferme de la Haute Roche (Z.O.) sur la commune de la Chapelle Morthemer (village rattaché à Tercé en 1974), a participé très activement à cette pratique formellement interdite et sévèrement réprimée. Émile Rémondière, né le 22 mai 1878 à Morthemer, exploitait des champs de chaque côté de la ligne, entre Les Robinières, la Haute Roche (Z. O.) et Jaunoux (Z. N. O.). La famille possédait des « laissez-passer » (ausweis) qui leur étaient rarement demandés. La famille était connue des soldats allemands et les passages de la ligne pour les travaux des champs étaient très fréquents, journaliers voire plusieurs fois par jour.
Pour le courrier, dans le sens Z. O. vers la Z. N. O., Jeanne Rémondière, née en 1921, confie : « les gens écrivaient chez nous, de la zone occupée à chez nous, puis nous, on traversait la ligne et emmenions le courrier de l’autre côté. On recevait ce courrier sous double enveloppe. L’enveloppe à notre nom qui arrivait par le facteur contenant l’enveloppe des gens, qu’on faisait passer, et qui était mise dans la boîte aux lettres de Jaunoux ou à Morthemer, en zone libre. Souvent c’était du courrier des familles de soldats. Mon frère, Jean Henri Rémondière, donnait notre adresse à ses copains, et leurs familles nous envoyaient leurs lettres qu’on postait à Jaunoux ». Dans l’autre sens, la famille Rémondière procédait différemment, Jeanne poursuit : « pour les soldats français qui étaient en zone libre, on allait chercher les lettres à la poste de Morthemer. On passait la ligne avec les lettres roulées dans le guidon ou cachées à plat entre la selle et le couvre-selle du vélo. On n’était jamais fouillé. Les lettres étaient postées en zone occupée pour les familles de ces soldats. On passait au poste allemand à la Coudralière, à côté de la Roche. Mon père a fait passer des gens mais jamais il n’a été pris sur le fait. Avec le courrier, ils ne se méfiaient pas de ma sœur et de moi. Ils préféraient discuter et n’étaient pas très malins. On discutait un peu mais on ne restait pas longtemps. On en avait plutôt peur. Un soir, ils ont tiré dans les ampoules que l’on avait oubliées d’éteindre.
Jeanne Renée Rémondière est née le 1er septembre 1921 à la Chapelle Morthemer (à la Haute Roche) et sa jeune sœur Thérèse Marie y est née le 22 juin 1924. Âgées de 19 et 17 ans, les soldats de la Wehrmacht ne se méfiaient pas de ces jeunes et charmantes jeunes filles, n’imaginant pas qu’elles oseraient transgresser l’interdiction de passer des lettres, compte tenu des risques qu’elles encouraient.
La catastrophe n’est pas arrivée avec les gardes de la Ligne. Jeanne déclare : « les Allemands se sont amenés quand le facteur est arrivé. Ils ont pris le courrier. Ils nous ont emmenées toute de suite : ma mère, ma sœur Thérèse et moi ». Que s’est-il passé ? Jeanne Rémondière avait sa réponse, en parlant d’un village de la Chapelle Morthemer : «… Là-bas quelqu’un nous a dénoncés. C’était X… », sûre d’elle et de son information. Elle n’a jamais su, ni imaginé un seul instant, tout comme ses parents, que c’est probablement au centre de tri postal que leur activité prohibée de passage de courrier a été découverte. En effet, le courrier à destination des lieux proches de la ligne de démarcation était surveillé par les Allemands. La grande majorité des employés des postes, au centre de tri, parvenait à dissimuler des courriers qui leur paraissaient suspects. Mais les Allemands étaient méfiants. Le 5 mars 1941, ils suivaient le facteur et ils entrèrent en même temps que lui. Ils saisirent le courrier dès qu’il fut remis et la mère et les deux filles présentes dans la maison ont été aussitôt emmenées dans leurs locaux à Poitiers. Lorsqu’ Émile Rémondière revint des champs, vers midi, « pour la soupe » comme on disait en parlant du repas, il découvrit qu’il manquait, dans sa maison, son épouse et deux de ses filles.
Émile Rémondière avait épousé, le 19 janvier 1903 à Nieul l’Espoir, Marie-Louise Charpentier, née le 22 septembre 1879 à Fleuré. Ils eurent une famille de six enfants dont Jeanne et Thérèse. Thérèse, née le 22 juin 1924, avait 17 ans lorsqu’elle fut condamnée à 2 mois de prison, dont elle est sortie le 28 juin 1941, à midi, sa peine étant effectuée. Sa mère, Marie-Louise Rémondière, âgée de 62 ans, arrêtée en même temps, ne rejoignit ses deux filles à la prison de la Pierre Levée à Poitiers, que le 14 mars 1941. Sa condamnation fut la plus lourde : trois ans de prison. Elle tomba malade et elle fut transférée à l’hôpital de L’Hôtel Dieu, à Poitiers, sur ordre des Allemands, le 27 août 1941. Elle mit longtemps à se remettre de sa maladie. Son écrou fut radié le 23 avril 1942 en vertu d’un ordre de mise en liberté délivré par les Allemands, sa peine « étant suspendue jusqu’à la fin des hostilités ».
C’est Jeanne qui resta le plus longtemps en prison. Jugée en même temps que sa jeune sœur, le 5 mars 1941, elle fut condamnée à deux ans et fut écrouée également à la Pierre Levée où elle entra, vêtue d’une blouse bleue et d’un manteau bleu. Dès qu’elle fut jugée par le tribunal allemand de la « feldkommandatur » n° 677, à Poitiers, et écrouée à la Pierre Levée, elle ne vit plus aucun allemand, étant emprisonnée dans le quartier français des femmes. Jeanne se souvient : «… À Poitiers, c’était « bourré » (plein). Dans un truc que où on n’aurait dû n’être qu’une ou deux, on était plusieurs, les matelas côte à côte la nuit. Il y avait une dame, une juive, de Saint Martin La Rivière, Denise Adler. »
Sept mois après son incarcération à la Pierre Levée, Jeanne Rémondière est transférée à Bordeaux, le 14 octobre 1941, à la tristement célèbre prison du Fort du Hâ. Elle n’a jamais oublié : « À Bordeaux, c’était pire, en salle commune. Quelle horreur. Il y avait de tout. C’était une grande pièce. À Poitiers cela faisait familial et la chef était gentille avec nous. À Bordeaux, ce n’était pas pareil. Ils nous faisaient travailler. Moi, ils m’avaient pris pour travailler chez le directeur, faire le ménage, mais jamais rien de plus, ni argent, ni manger, rien ». Dans ses souvenirs, Jeanne révèle, sans se rendre compte qu’elle a échappé à bien pire : « À Bordeaux aussi, ils nous ont toujours laissé avec les prisonniers français, les droits communs, beaucoup de femmes étaient ramassées. Il y avait beaucoup de filles qui avaient été prises. C’était aussi bien que je n’étais pas avec elles. On n’avait pas le droit de leur parler. Un matin, elles n’étaient plus là. Elles sont parties pour l’Allemagne. Elles ne sont pas revenues ». Jeanne ne savait rien des rafles de Juifs, de leur déportation en Allemagne parmi lesquelles se trouvaient également de nombreuses personnes, hommes et femmes, condamnées à des peines de prison. Jeanne a échappé à ce sort.
Les troupes allemandes ont franchi la ligne de démarcation le 11 novembre 1942, envahissant la zone non occupée, en réponse au débarquement anglo-américain en Afrique du Nord, le 8 novembre 1942. Les occupants sont restés sur la ligne de démarcation jusqu’à mi-mars 1943, mois au cours duquel Jeanne Rémondière, sa peine écoulée, fut libérée de la prison bordelaise : « quand je suis revenue, il n’y avait plus d’Allemands. J’étais toute pâle, toute maigre quand j’ai été libérée, la vie a continué comme ça ». Jeanne est restée dans le silence sur ce qu’elle a vécu durant ces deux ans d’enfer carcéral, vécus pour que des soldats français puissent obtenir des nouvelles de leurs familles et en donner des leurs. La quasi-totalité du courrier qui passait clandestinement la ligne était familial, anodin et ne mettait pas en cause la sécurité militaire allemande. Mais les occupants partaient du principe que les passeurs de courriers pouvaient avoir passé des documents importants, ou pourraient un jour en faire passer, d’où les condamnations très lourdes pour les passeurs de courriers. « Je n’ai pas l’impression d’avoir fait grand-chose » a dit Jeanne. Et pourtant ! Elle confie : « j’ai été longtemps sans en parler. Après la guerre on ne nous a rien demandé. Au contraire, j’avais l’impression… (elle s’arrête quelques instants !)… qu’il y avait quelque chose… (elle s’arrête de nouveau!)… vous comprenez, le fait qu’on avait été en prison… J’avais l’impression… Avec toute la vie, on oublie et on fait abstraction… ». En fait, elle n’a rien oublié, car à ce moment-là de son témoignage, son regard semblait observer quelque chose bien au-delà de la pièce, au loin.
Durant l’absence de ses deux filles et de son épouse, Émile Rémondière fut aidé par ses fils et ses belles-filles. Jeanne poursuit ses confidences en forme de conclusion : « on savait bien qu’il fallait se cacher. Si on avait su, on aurait fait plus attention. Mais là (au sujet du courrier) on ne pouvait pas faire autrement. Les gens du village, autour, ont dit que c’était X…, de…. (encore une fois, soulignons que Jeanne a toujours ignoré la surveillance au centre de tri). Quand je suis revenue en 1943, ils étaient curieux de me voir. L’un a dit : elle a une petite mine ».
En 1944, Jeanne Rémondière a épousé Eugène Thévenet, de la ferme voisine des Robinières. De leur mariage, est issue une nombreuse famille, qui n’a pratiquement jamais rien su de cet épisode de la vie de leur mère, tante et grand-mère. Sinon que lorsqu’un de ses enfants renâclait devant son assiette, Jeanne grondait : « si t’étais passé où je suis passée, tu mangerais sans difficulté ».
Texte rédigé par Christian Richard