Le journal de Salomon Rakowicz
Polonais de confession juive émigrés en France dans les années 1920, naturalisés français en 1932, les Rakowicz se sentent menacés à Paris en 1941 et décident de partir en zone non occupée. Après un long périple, ils arrivent à Lussac-les-Châteaux (Vienne) où un fils, Salomon, s’enrôle dans le maquis Masier. Son père est une victime civile du combat du 25 juillet 1944.
Hersz Rakowicz, né le 29 août 1907 à SIEDLCE (Pologne)[1] épouse Szejna-Matla GROSMAN, née le 3 juillet 1898 à KRYPA (Pologne) déjà mère de deux enfants qui portent son nom : Samuel, né le 3 janvier 1923 et Salomon, le 24 août 1924. La famille émigre en France, probablement en 1924 ou 1925[2] et se fixe 37 rue des Blancs-Manteaux dans le 4e arrondissement de Paris où Hersz exerce la profession de cordonnier. Ils ont alors quatre autres enfants : Bernard, né le 16 juillet 1928 et Sarah, née le 1er avril 1930, Thérèse, née le 15 mai 1933 et Fanny, née le 29 novembre 1934. Les parents sont naturalisés Français par décret du 6 décembre 1932 publié au Journal Officiel le 18 décembre de la même année. Samuel et Salomon obtiennent la nationalité française lors de la naturalisation de leur mère ; Bernard et Sarah à leur naissance en application de la loi du 10 août 1927 selon laquelle tout enfant légitime né en France d’un Français (article1) ou d’une mère française (article 3) est Français. (Toute la famille a été dénaturalisée le 6 novembre 1942).
En 1944, Salomon rédige un document qu’il nomme « Journal » et dans lequel il a plutôt consigné ses souvenirs de la période pendant laquelle la famille a dû fuir Paris pour échapper aux persécutions nazies.
L’orthographe et la ponctuation du manuscrit ont été revues pour faciliter la lecture mais le vocabulaire et les tournures familières ont été conservées afin de ne pas le dénaturer. Le texte comporte quelques erreurs mais constitue un témoignage précis sur la vie d’une famille juive en fuite.
« Ma vie depuis l’occupation allemande de 1941 en France.
J’étais à Paris quand les Allemands ont occupé la France et j’avais 17 ans. Ils commençaient à emmener la jeunesse en Allemagne[3] pour travailler et faire des engins à tout casser et tirer sur nos frères car nous sommes tous des frères.
Moi qui suis Israélite, nous n’aimons pas les Allemands et les Allemands ne nous aiment pas non plus. Et puis, si je suis Israélite ce n’est pas de ma faute car mon père et ma mère que j’aime beaucoup sont descendants de cette pauvre religion.
Je ne voulais pas me faire ramasser car je suis tout à fait innocent de quoi que ce soit. Mon père avait beaucoup d’amis puisqu’il a toujours été bien avec tout le monde.
Un beau matin, il y en a eu un, un nommé Glajman Binème, qui est venu chez nous, le mercredi quatorze septembre[4] et nous a dit qu’il partait avec sa femme le vendredi en zone libre, à Limoges.
Sa fille et son gendre étaient là-bas et il a voulu m’emmener avec lui et puis comme papa voulait bien lui aussi alors on était d’accord pour que l’on parte vendredi. Mon frère aîné était à ce moment en pension.
Monsieur Glajman connaissait une femme près d’Angoulême pour nous faire passer la ligne de démarcation, et elle devait nous attendre le samedi matin à 5 heures à Angoulême. On a donc pris le train à la gare d’Austerlitz le vendredi à vingt-deux heures pour arriver le samedi matin à 5 heures à Angoulême. On a voyagé toute la nuit. On ne pouvait pas voir le paysage en cours de route car il faisait nuit et, même dans le train, on ne voyait pas bien. Il y avait juste des petites lampes bleues pour le camouflage. On ne pouvait donc pas du tout lire les illustrés que j’avais achetés avant mon départ à la gare ; et je n’étais pas bien fatigué pour dormir dans le train.
Nous arrivons enfin à la gare d’Angoulême et nous descendons. La femme de monsieur Glajman connaissait celle qui devait nous attendre, mais on ne la voyait pas. Il était 5 heures, ça ne faisait pas jour encore et comme on ne connaissait pas Angoulême on ne pouvait aller nulle part tant qu’il ne ferait pas jour. Enfin, à sept heures ; il commence à faire jour. On se demandait ce qu’il fallait faire, on était chacun embarrassé car on ne pouvait pas rester là plus longtemps car malgré que l’on est tous français naturalisés on était quand même soupçonnés de vouloir passer la ligne de démarcation en fraude et on risquait d’aller derrière les barreaux.
On voulait envoyer un télégramme à cette femme puisque que l’on avait son adresse. Oui, mais la poste n’ouvre qu’à neuf heures et il n’est que sept heures. Que faire ? On se posait cette question et il nous vient une idée en voyant un taxi pour que celui-ci nous emmène à Bouex[5] chez la femme qui devait nous attendre à la gare. Bouex se trouve à treize kilomètres d’Angoulême, juste avant la ligne de démarcation. Enfin, le chauffeur accepte de nous emmener là-bas.
Enfin arrivés chez cette femme, à Bouex, elle était bien contente de nous voir et nous aussi. On est entrés, elle nous a conduits dans une des chambres derrière pour que personne ne nous y voie, car elle tenait café restaurant et salon de coiffure. Elle avait donc des clients toute la journée. Elle avait une fille de vingt ans : c’est elle qui s’occupait du salon de coiffure et qui devait aussi nous faire passer la ligne de démarcation.
Dans le courant de la journée, je lui ai demandé de me couper les cheveux quand il n’y aurait personne. Elle m’a dit que vers midi il n’y avait personne et que je pourrais aller au salon. A midi un quart il n’y avait plus personne, elle m’a appelé. Au moment où elle me coupait les cheveux, un officier allemand entre et dit à la patronne que celle-ci hébergeait des gens pour leur faire passer la ligne de démarcation cette nuit. La fille qui sortait avec eux m’a dit de ne pas avoir peur, ça allait s’arranger. L’officier n’a pas pu me reconnaître car j’avais la blouse blanche sur moi. Il pouvait croire que j’étais du pays. Et comme la fille a soutenu que ce n’était pas vrai, il n’a pas voulu la contrarier par peur qu’elle ne sorte plus avec eux. Il est reparti après avoir bu un verre et elle a continué de me couper les cheveux. Comme cela, j’étais plus frais pour arriver à Limoges.
La nuit venue, à vingt et une heures, on se prépare à partir. Et là, elle nous dit que ce ne sera pas elle qui nous fera passer la ligne. Il y avait là-bas un jeune homme et c’est lui qui nous ferait passer la ligne. Le jeune homme avait une bicyclette qu’il emmenait avec lui.
Enfin nous partons. Nous avons pris les champs et on a toujours marché. Il faisait noir car il n’y avait pas de lune. On ne risquait pas de nous voir, on ne voyait même pas où on mettait les pieds. On se tordait les chevilles encore assez souvent car, avec les trous et les bosses qu’il y avait dans les champs, cela n’était pas étonnant. On avait tous les pieds esquintés.
Après deux heures et demie de marche à travers champs, après avoir entendu des aboiements de chiens de tous les côtés, on arrive enfin dans un village de l’autre côté de la ligne, donc en zone libre. Comme il était près de minuit, il fallait chercher un gîte pour passer la nuit dans ce village. Il n’y avait que trois habitants : un fermier, un boulanger et un café. Nous commençons par aller à la ferme pour demander si on peut passer la nuit. Il nous a répondu qu’il n’avait plus de place. On a été voir le boulanger : lui non plus n’avait pas de place ; on commençait à désespérer car il n’y avait plus que le café. On entre et il nous dit qu’il n’y a qu’un seul lit. On lui a répondu que c’est juste pour passer la nuit, que l’on s’arrangera et il a vu que l’on était trois. Alors, il a mis un matelas par terre. Monsieur Binème et sa femme se sont couchés dans le lit et moi sur le matelas par terre. Je me suis endormi aussitôt. J’étais bien fatigué car je n’avais pas dormi la nuit précédente. Le lendemain matin, monsieur Binème me réveille à 5 heures et il me dit qu’il faut partir d’ici car on était trop près de la ligne. On s’est donc habillés en vitesse. Comme la femme de Binème était énervée, elle ne pouvait pas attacher ses bas. Son mari les lui a attachés.
Nous avons repris la route en direction de la gare la plus proche, c’est-à-dire Marthon[6]. Marthon est situé à huit kilomètres d’ici. On avait trois kilomètres de petite route et puis cinq kilomètres de grande route nationale. On a marché tous les trois et on était contents d’avoir réussi à passer en zone libre.
On avait fait à peine un kilomètre sur la route nationale que deux cyclistes viennent à notre rencontre. Ils s’arrêtent devant nous tous les deux, nous montrent qu’ils sont de la police de la route et nous demandent nos pièces d’identité. Nous les leur montrons. Nous étions tous les trois français et ils nous ont dit que c’était très bien, que nous pouvions passer librement. « Vous êtes français ; ici en zone libre et non pas en France zone occupée avec les Allemands. » Ils étaient tellement aimables qu’on a donné à chacun trois cigarettes et ils étaient bien contents. Puis nous avons continué notre route et nous passons devant une caserne de soldats français. Il y avait une sentinelle devant l’entrée. On lui a donné quelques cigarettes et nous sommes repartis toujours en direction de la gare la plus proche, c’est-à-dire Marthon.
Nous arrivons enfin dans cette ville de Marthon. Nous étions donc ce jour le dimanche. On a été directement à la gare. On arrive à neuf heures et demie et ils nous disent que le train du matin est parti depuis une demi-heure. Il y en avait un autre l’après-midi à treize heures. On a donc été se promener pour ne pas s’ennuyer. On a demandé à un garagiste s’il ne pouvait pas nous emmener à Limoges. Il nous a répondu qu’il n’avait pas le droit de circuler, que seul le boulanger pouvait circuler le dimanche. Nous avons été voir ce boulanger mais il avait un match de football à faire : c’était regrettable !
Nous n’avons plus qu’un moyen : attendre le train à treize heures. Ce jour-là il y avait la foire à Marthon. Nous avons regardé un peu tout et monsieur Binème a acheté un melon que l’on a mangé tous les trois.
Enfin il était midi et demie. Nous avons pris la direction de la gare ; le train était déjà là. Nous sommes montés dedans, il n’y avait pas beaucoup de monde.
A une heure moins le quart, il y a trois gendarmes qui arrivent à la gare et demandent les pièces d’identité à tout le monde sans exception.
Enfin une heure et demie : le train démarre, nous roulons pendant deux heures et demie et nous arrivons à la gare de Thiviers[7]. Il était donc seize heures, nous avions la correspondance à prendre à vingt heures pour la direction de Limoges. Nous avons donc quatre heures à attendre. Nous sommes sortis un peu dans la ville de Thiviers et nous avons reconnu un Israélite qui attendait aussi le train pour Limoges. Nous sommes partis tous les quatre ensemble dans le bois qu’il y avait à côté. Nous nous sommes assis et nous avons discuté. Il nous a dit que personne ne lui prendrait la petite valise qu’il avait avec lui. On lui a donc demandé ce qu’il y avait dedans qui puisse intéresser quelqu’un et il nous a répondu qu’il y avait des « taless[8] » et des « tviln[9] ».
Enfin il était déjà dix-neuf heures quarante-cinq. Nous avons été à la gare et nous avons attendu le train.
A vingt heures, le train arrive. Nous sommes montés dedans. Il y avait beaucoup de monde, surtout des chasseurs car c’était un dimanche soir et à chaque station il y en a qui sont montés. A force le train était rudement plein, on ne pouvait plus bouger.
On arrive à Limoges à vingt-deux heures pile. On n’a pu voir que la gare, qui était belle, car dehors il faisait noir. Nous sommes partis chez la fille Binème. Nous avons monté chez elle au quatrième étage. Elle n’était pas encore couchée car elle avait un invité. Elle était bien contente de voir ses parents ainsi que moi. Pour cette nuit, je suis allé coucher avec le monsieur qui était chez la fille.
Le lendemain matin, je suis allé chez Binème et on a joué aux cartes. Puis, vers onze heures et demie, le gendre de monsieur Binème m’a conduit au restaurant chez Salva, rue Montmailler, 18. J’ai mangé encore assez bien. L’après-midi, Binème et moi on a visité Limoges.
J’ai pris une chambre au restaurant où je mangeais mais au bout de trois semaines il a fallu que je la quitte car la chambre était déclarée à la mairie et ils ont envoyé des réfugiés. J’ai donc été chercher une chambre ailleurs. J’ai trouvé une petite chambre rue Bernard Palissy au 15. Mon père et mon frère[10] sont arrivés à Limoges six semaines après moi. Je suis donc resté à Limoges à faire la belle vie. Mais je me suis décidé à me chercher quand même une place.
On m’a indiqué le garage d’Orsay dans la rue d’Orsay au 25. J’ai été voir dans ce garage et il m’a accepté. J’ai commencé à travailler le lendemain matin. J’avais des bleus tout neufs. A midi, au restaurant, mon père m’a demandé combien qu’il me donnerait. Je ne savais pas et je le lui ai demandé dans l’après-midi. Il a dit qu’il me donnerait un franc de l’heure donc huit francs par jour. Le soir, au souper au restaurant, papa me redemande combien il me donne. Je lui dis qu’il me donne un franc de l’heure : il n’en revenait pas ! Il m’a dit que pour ce prix-là il préférait que je reste à ne rien faire car je ne gagnerais même pas de quoi laver les bleus. L’hôtel, vingt francs, le restaurant à midi, vingt-cinq francs, le souper, vingt francs, et le petit déjeuner, cinq francs, cela faisait soixante-dix francs. Mon père m’a dit de retourner le lendemain matin pour prendre les bleus, qu’après la guerre, quand on serait à Paris, je lui donnerais dix francs et qu’il aille se promener.
J’ai trouvé une annonce dans le journal pour travailler dans une ferme à Vaux, par Argenton sur Creuse, dans l’Indre. Je lui ai écrit et quelques jours après, je reçois une réponse : « ll faut que j’aille me présenter pour faire le marché. J’y suis allé un lundi, on a parlé et il était d’accord. Je lui ai dit que je commencerais lundi prochain, donc le 1er décembre 1941. Je suis arrivé là-bas. Le patron m’a attendu à la gare avec son char-à-banc avec une jument pur-sang arabe Le patron s’appelait monsieur Lanier Louis.
Aussitôt arrivé là-bas, je me suis changé et j’ai commencé à travailler aussitôt. C‘était une très grande ferme de 150 hectares. Il faisait l’élevage de bêtes à cornes et de veaux de concours. Il avait tous les ans environ 120 bêtes. On était cinq ouvriers et la femme du chantier comme bonne pour les ouvriers. Enfin c’était la vie de campagne qui commençait, ce n’était plus la vie de Paris, ça ! On ne mangeait pas assez car avec trois cent cinquante grammes de pain par jour pour un mangeur de pain, il y en a juste pour en mettre dans une dent creuse ! Alors j’ai fait appel à mon père qui était à Limoges et il m’envoyait quatre kilos de tickets de pain par mois et tous les mois pendant six mois. Mon père et mon frère se privaient pour moi. Je suis donc resté à la ferme pendant six mois. Les deux premiers, j’ai gagné 300 francs par mois, les deux suivants 350 francs par mois et les deux derniers 400 francs par mois : cela fait donc en six mois mil cinquante francs du 1er décembre 1941 au 31 mai 1942 et mon père m’a fait revenir à Limoges.
De retour à Limoges, j’ai fait la bonne vie pendant trois semaines et le 22 juin je suis parti avec mon père à la « la foire de la loue des domestiques[11] » à Châteauroux. Mon père m’a présenté devant un patron qui avait l’ait d’être très gentil mais qui ne valait pas trois sous par la suite. Enfin on était d’accord pour 4 000 francs de la Saint Jean à la Toussaint, c’est-à-dire du 24 juin au 1er novembre 1942.
J’arrive à Pellevoisin[12] le 24 juin, dans l’Indre, chez Monsieur Fernand Perrin. Quand je suis arrivé, j’étais bien reçu. Le lendemain matin, il me réveille à 3 heures. J’ai cru qu’il sortait aux WC et qu’il a voulu que j’aille aussi. J’ai regardé, c’était bien pour commencer la journée. Alors, pour tenir à travailler depuis trois heures du matin jusqu’à dix heures du soir, j’estime que c’est un peu abuser, car on n’était pas assez pour les 53 hectares de terre à cultiver. Il n’y avait que le patron, son beau-père de 72 ans et puis moi. Et il se disputait souvent, avec son beau-père !
Quand le beau-père avait l’occasion de passer sous le poirier, il en prenait une, ou plutôt il en volait une car s’il se faisait voir à manger des poires, il se faisait engueuler. Souvent, quand on était à cent mètres de la maison, elle nous donnait, à son père et à moi, une tranche fine de pain avec du fromage blanc. On emmenait cela dans le champ en partant après-midi pour ne pas revenir à quatre heures et perdre du temps. A quatre heures, dans le champ où on était, s’il y avait des oignons blancs, on en prenait un. Comme il fallait que personne ne le sache, on faisait un trou et on mettait l’épluchure dedans. On n’a rien dit à personne. Si le patron l’avait su, il aurait dit encore que l’on mangeait plus que l’on gagnait, car il disait souvent ça. Quand j’étais là-bas depuis quinze jours, j’aurais voulu être déjà arrivé à la Toussaint pour que je puisse repartir. Le matin et puis des fois à 4 heures on mangeait du foie et souvent des céleris crus.
Enfin, le patron, personne ne l’aimait dans les environs de la ferme.
Le temps que je suis resté dans cette ferme, j’ai attrapé des boutons sur tout le corps et j’envoyais mon linge sale à ma mère, à Paris[13], pour me le laver car je n’avais personne pour me le laver. Mes maillots de corps étaient remplis de taches de sang à cause de mes boutons car j’avais des démangeaisons.
Quelque temps après, ma mère et le restant de la famille étaient venus à Limoges. C’était une raison de plus d’arriver vite à la Toussaint pour être en famille. J’ai reçu un télégramme disant que ma mère était bien arrivée avec les enfants. Eh bien le patron a trouvé à dire que mon père avait le temps de m’écrire et de m’envoyer des lettres et des dépêches. Je n’en ai pas fait de cas mais quelques jours après je reçois encore une dépêche : il fallait que je fasse réponse. Je me trouvais dans le champ qu’on était ne train de moissonner. J’ai été à la maison pour faire la réponse, et au retour, il a trouvé quelque chose à me dire. D’abord il a gueulé parce que le temps que j’ai été à la maison je n’ai pas travaillé et que mon père avait toujours le temps de m’envoyer des dépêches, qu’il ne devait pas s’apercevoir des dépenses postales à la fin de l’année, car tous les deux ou trois jours j’avais des lettres et des fois plus souvent. Le facteur avait dit une fois en riant que je le surchargeais. Enfin bref, quelques jours avant la Toussaint il m’a demandé si je voulais rester encore un an chez lui. Je me demande comment il a pu avoir ce culot. Et moi qui attendais avec impatience le jour du départ ! Je n’allais pas lui dire que je voulais rester.
Mais je lui ai demandé s’il était content de moi. Il m’a répondu : «Si je n’étais pas content de toi, je ne te demanderais pas pour rester encore un an chez moi ». Lui était content de moi mais moi je n’étais pas content de lui. Et puis la chambre que j’avais était telle qu’une véritable écurie ; enfin, ce n’était pas à rester là-bas. Il y avait aussi un petit vacher de douze ans et il me faisait pitié. Il était là-bas pour un an, il n’avait plus de mère et le père ne s’en occupait pas. Le petit était bien à plaindre. A chaque colis que je recevais, je partageais avec lui. Il dormait dans le même lit que moi et puis à table ils le servaient comme si c’était un bébé de trois ans. Il recevait même des paires de calottes de temps en temps et il allait parfois se coucher sans souper. J’ai enfin quitté cette place car vraiment je n’en pouvais plus.
Enfin de retour à Limoges, j’ai été aussitôt à l’hôpital pour faire soigner les boutons que j’avais sur le corps. Je me suis cherché du travail à Limoges et je suis rentré dans la menuiserie en meuble massif, rue Prépappand.( ?) J’étais mieux à travailler là-dedans que dans la ferme et puis j’étais avec ma famille. J’ai travaillé dans la menuiserie depuis le 23 octobre 1942 jusqu’au 9 avril 1943.
Ensuite je suis parti de nouveau dans une ferme. Cette fois, c’était dans l’Allier. C’étaient des amis à mon père qui m’ont trouvé cette place.
C’était une très bonne place : une petite ferme de 15 hectares et on ne se cassait pas la tête car ici on n’est pas aussi pressé que chez monsieur Perrin à Pellevoisin. Ici, j’étais chez Monsieur Payal Alphonse aux Perrots de la Celle par Commentry.
Mais à vrai dire j’en avais assez avec la vie de fermier. Je suis donc resté chez Fayal depuis le 15 avril 1943 au 15 octobre 1943 inclus.
Je suis de nouveau de retour à Limoges où mon père m’a attendu à la gare à 17 heures. C’était un vendredi et le samedi matin on a pris le train pour Lussac-les-Châteaux[14]. Je suis resté à Lussac près d’un mois à ne rien faire. J’étais avec toute ma famille. Et puis, comme toujours, je n’aime pas rester à ne rien faire, Papa m’a trouvé une ferme au Bergault. Je suis resté de nouveau ici trois mois et j’en avais encore une fois marre. Je suis parti juste la veille de Noël 1943.
De nouveau de retour à Lussac, je suis resté quelques jours à ne rien faire puis j’ai travaillé dans le terrassement chez Jammet J’ai travaillé pendant trois semaines puis j’ai arrêté pour chercher de nouveau une ferme pour me cacher. Car je suis de la classe 1944 et il a fallu que j’aille me faire recenser en vue de servir les Allemands[15]. Etant dans une ferme, je serais tranquille.
J’ai trouvé une ferme à Soulage sur la route de Saint-Savin à Lussac. C’était chez Monsieur Cuenet[16]. Il y avait là deux filles ; enfin là, c’était gai… C’était la meilleure des fermes de toutes celles que j’ai fait, et au bout de trois semaines environ, sur une vieille route, je suis remonté en revenant avec des topinambours dans un tombereau et je suis monté sur les brancards du tombereau. Une roue est montée sur une pierre et le tombereau a reçu une petite secousse. Moi, j’ai glissé et je suis tombé sous une roue du tombereau. Elle m’a passé en travers du corps jusque sur la ceinture, en plein. J’en étais quitte pour rester huit jours dans le fauteuil auprès du feu. C’était justement en hiver, la veille du carnaval. Le docteur était venu pour moi et j’avais juste une côte défoncée. Le plus beau, c’est que je suis tombé en plein dans la boue et quand je me suis relevé j’étais comme un bloc de boue. Enfin j’ai quitté cette ferme le 8 juin 1944. J’y suis donc resté plus de 4 mois.
Je suis revenu à Lussac mais je suis resté enfermé quatre semaines et je commence à en avoir assez. Puis c’est aussi une corvée pour nous apporter trois fois par jour à manger. Heureusement que l’on n’est plus loin de la maison. Être enfermé pour se camoufler des Allemands, c’est aussi une corvée très pénible et en plus, de les voir passer devant la maison avec leurs blindés, tanks, automitrailleuses, etc…
Je n’étais pas toujours rassuré quand je les voyais passer devant ma fenêtre et des fois ils s’arrêtaient devant[17]. Enfin, tout ça c’était bien ennuyeux de se demander s’ils vont entrer ou bien s’ils vont s’en aller.
Vers le 15 juin 1944, le maquis a commencé à se former et mon intention était de m’enrôler dans la résistance. J’ai attendu quelques jours pour qu’il soit organisé un peu. Vers le 30 juin[18] j’ai commencé à sortir après avoir été enfermé pendant un mois : c’était quand même pénible d’être enfermé sans sortir.
Enfin, le 1er juillet 1944, par des connaissances que j’avais, je suis entré dans le maquis qui se tenait dans la forêt de Persac (Vienne), dans le groupe Masier. Quand je suis entré nous étions environ une quarantaine et par la suite des jeunes gens commençaient à entrer toujours très discrètement.
Petit à petit nous, commencions à faire des petites sorties pour aller faire des réquisitions de ce que l’on avait besoin et nous étions déjà renseignés où trouver ce qu’il nous faut : voitures, camions, essence, ravitaillement, etc. … et surtout des bâches pour monter des tentes car quand il mouille il ne fait pas très bon dans les bois. Surtout quand c’est humide, eh bien il ne fait pas très bon pour se coucher : c’est bon pour attraper des rhumatismes. Le 17 juillet 1944, nous sommes attaqués par les Allemands. Ils ont 10 camions et ils sont avec 15 side-cars. Enfin, en tout, ils étaient environ 400[19]. Et nous qui n’étions qu’environ 50, nous ne voulions pas attaquer car ils étaient trop nombreux par rapport à nous autres. Mais nous étions tous en position quand même. Et surtout, ils étaient aussi mieux armés que nous et habitués à se battre depuis le temps qu’ils font la guerre. Mais nous étions tous assez courageux. On se sentait en forme pour en descendre quelques-uns. Nous les voyons qui avancent toujours sur nous, mais nous, nous ne sommes pas vus des Allemands. A force de les regarder avancer toujours, c’est qu’ils commencent à s’approcher un peu trop près ! Et nous recevons enfin l’ordre de tirer. Tout le monde tire sans hésiter. On se mit tous en action : bazooka, fusil mitrailleur, fusil, mitraillette et carabine. Moi, j’avais une mitraillette et je n’étais pas gêné de m’en servir. Quand les Allemands entendirent tous ces coups de rafales il y en a déjà qui sont étendus par terre. Ils ont tiré quelques coups et ils ont pris la fuite, croyant certainement que nous étions plus nombreux qu’eux, mais nous n’étions qu’environ 50.
Nous avons appris par nos agents de liaison que les Allemands étaient partis pour chercher du renfort se croyant trop faibles pour nous. Ils étaient déjà environ 400. il suffit qu’il en vienne encore autant, ils seraient 800 et nous, nous sommes toujours une cinquantaine. Alors c’était impossible de tenir un combat de 800 Allemands contre 50 maquisards. Il ne nous reste qu’une chose à faire : s’en aller camper dans un autre bois, car s’ils viennent à 800 ils auraient vite fait de nous encercler avant que l’on s’en aperçoive. Cette fois-ci, nous étions partis camper dans le bois de Villeneuve, près de Lussac-Les-Châteaux. (Vienne).
Il continue toujours à rentrer des jeunes gens qui étaient camouflés. Et il en rentre par dizaines, tous des camarades de la région. Nous commençons à être au nombre de cent et il en rentre toujours. Les jours passent et nous commencions à nous habituer au bois de Villeneuve et on commençait à se trouver très bien mais ça ne pouvait pas durer.
Le 25 juillet 1944 à huit heures du matin, nous sommes de nouveau attaqués par les Allemands et les miliciens. Nous avons sûrement été dénoncés aux sacrés Allemands par un collaborateur de la région[20]. Cette fois-ci, ils viennent avec 35 camions, motos, automitrailleuses, etc…, Ils étaient environ 800 Allemands et miliciens[21]. Nous commençons à nous mettre en position, et il faut se défendre.
Vers les 10 heures du matin il y a des bruits qui commencent à courir : il y en a qui me croyait mort, un autre me croyait blessé, un autre me disait que c’était mon père qui avait reçu une balle dans le ventre. J’ai été voir un chef et en effet il me dit que mon père a reçu une balle allemande dans le ventre[22]. Il a été emporté aussitôt à l’hôpital par le docteur Dupont qui lui avait fait un pansement provisoire. L’hôpital de Montmorillon est situé à 12 km de Lussac-les-Châteaux. Le trajet s’effectua sur un char-à-banc et être secoué avec le ventre percé, ça n’arrangea pas la chose, mais ça ne pouvait pas être autrement. Aussitôt arrivé à l’hôpital il a été opéré car il avait trois perforations de l’intestin.
Enfin je continuais à me battre car ce n’était pas fini. Nous avons tenu le combat et à 3 heures nous avons reçu l’ordre de repli car les Allemands ont mis le feu à la forêt après avoir abandonné. L’ordre de repli était envoyé par le Colonel Bernard, commandant les FFI.de la Vienne. Nous sommes partis nous replier à la ferme de Soulage, la dernière où j’ai travaillé. Je n’étais donc pas inconnu dans la région. Par la suite, nous avons appris les pertes des Allemands ce 25 juillet : ils ont eu 110 tués et 135 blessés, c’est-à-dire 245 Allemands hors de combat[23]. Et nous autres avons eu 2 tués[24]s et 4 blessés : c’était peu mais pour nous c’était quand même trop.
Le jeudi soir, j’ai eu des nouvelles de mon père. Il allait mieux il s’agitait trop. Le vendredi à midi, en mangeant, un chef vient me donner la triste nouvelle du décès de mon père. Je n’ai pas pu finir de manger que j’ai été me mettre sur une couverture et je me suis mis à pleurer. Les chefs et les camarades sont venus me consoler et me dire qu’on le vengerait. Je demandai à aller à Lussac-Les-Châteaux voir ma mère. Un chef m’a dit que l’on va m’y emmener tout de suite et que je resterais le temps que je voudrais. Un camion m’emmena à Lussac-Les-Châteaux aussitôt.
Je suis arrivé à Lussac-les-Châteaux le vendredi dans l’après-midi vers 15 heures[25]. Et on devait mettre mon père en bière et l’emmener de Montmorillon à Lussac-les-Châteaux. J’ai donc eu le temps d’aller à Montmorillon et être présent à la fermeture de la bière. La dernière fois que j’avais vu mon père, il était encore en bonne santé et que je le vois maintenant étendu sur le lit.
On fit l’enterrement le dimanche 30 juillet 1944 et presque tous les habitants de Lussac-Les-Châteaux y ont assisté. Il y en avait aussi des environs car mon père était aimé de tous. Malgré qu’il était juif, il se faisait aimer quand même.
Le mardi 1eraoût, je retourne au camp en auto. On était revenus au bois de Villeneuve car ça ne brûlait plus. On me donne une carabine car j’étais reconnu comme assez bon tireur. On passe encore quelques jours tranquilles. Le nombre de maquisards s’élève déjà à 150. Le jeudi 3 août on me prend la carabine pour me donner un fusil-mitrailleur et un révolver. Le vendredi 4 Août on me fait essayer mon fusil mitrailleur. J’étais reconnu comme bon et dans l’après-midi on me met en poste avec mon groupe sur la route de Sillards près du cimetière à environ deux cents mètres. On était donc 12, car sur la route de Sillards, il y a un autre groupe de maquis qui sont attaqués. Le samedi 5 Août, on apprend que trois colonnes allemandes viennent de trois directions différentes pour pouvoir encercler les maquis de la région de Lussac-Les-Châteaux. A chaque fois, ils sont tombés sur un bec quand ils sont venus nous attaquer, alors, cette fois, ils viennent avec 3 colonnes de 3 directions différentes. A chaque fois qu’ils sont venus ils avaient de grosses pertes en hommes et en matériel. Les 3 colonnes sont arrivées ensemble à Lussac-Les-Châteaux à 13 heures. A 14 heures, nous recevons un ordre du Général Koenig[26] de se replier et de ne donner aucun coup de feu, car les Allemands avaient commencé à prendre les hommes et jeunes gens et ils les ont emmenés sur la place du champ de foire. Ils les ont pris comme otages au cas où on aurait tiré sur les Allemands[27]. Alors on ne voulait pas tirer.
Tous les groupements du maquis de la Vienne ont reçu l’ordre de repli du Général Koenig commandant les FFI de la France, et de se replier sur Saulgé. Nous sommes arrivés à Saulgé et nous nous sommes dispersés dans les environs, dans les bois naturellement. Nous restons dans les environs de Saulgé exactement au bord de Lathus (Vienne) pendant 3 semaines et nous nous décidons de retourner dans le bois de Persac, dans le premier bois où nous étions arrivés. Dans ce bois, c’était très difficile pour se ravitailler en eau. Il fallait courir très loin pour en avoir. Alors nous avons proposé aux chefs d’aller à la ferme qui est située à 800 mètres de là et de nous y installer car maintenant nous ne risquons plus de nous faire attaquer par les Allemands. La vie y est déjà autre que dans les bois et là on prend la garde aussi tous les jours mais ça faisait qu’un jour sur deux pour chaque groupe de 12. Un jour on prenait la garde et un jour on faisait ce qu’on voulait pour se distraire un peu. Les chefs envoient en mission une de nos femmes de liaison car nous avons eu aussi 3 jeunes filles pour faire nos liaisons avec ceux des nôtres. Ils l’envoient à Poitiers qui se trouve à 45 km environ d’où on se trouve. A Poitiers, à ce moment-là, il y avait des Allemands et miliciens par milliers. Et il fallait qu’elle aille là-bas dans un bureau secret des FFI. Nous avons envoyé une femme car pour elle c’est plus facile d’entrer dans Poitiers que pour les hommes car avec tous les contrôles que les Allemands font, ils emmènent qui leur plaît, en règle ou pas, c’est pareil. Pour les femmes, ce n’est pas la même chose, ils se montrent un peu plus aimables, surtout pour une jeune demoiselle. Et si elle était arrêtée en route par des FFI, elle avait le mot de passe pour plusieurs jours et ne risquait donc rien. Elle devait revenir le lendemain. Le lendemain au soir, elle n’est pas revenue. Les chefs commencent à être inquiets, ils se demandent ce qui aurait pu lui arriver car elle était assez débrouillarde et courageuse. Deux jours après, elle n’est encore pas là. Le troisième jour, j’étais de garde sur la route qui va à Poitiers et je vois une voiture arriver. Un camarade fait la sommation et moi je reste à mon fusil-mitrailleur. Il y avait une jeune fille qui était sur le devant de la voiture : c’était notre femme de liaison qui tenait dans sa main un drapeau tricolore avec la croix de Lorraine. Elle nous crie que Poitiers est libérée par les FFI. Les Allemands et les miliciens ont capitulé[28]. C’était pour nous une bonne nouvelle car nous espérons y aller un de ces jours. Nous attendons l’ordre. Quelques jours après nous recevons l’ordre d’aller occuper Fleuré qui était jadis la limite de la ligne de démarcation et il y avait pas mal d’Allemands car c’est à 21 km de Poitiers. Nous restons plusieurs semaines à Fleuré et vers le 1er octobre 1944, je demande un ordre de mission pour aller faire un tour à Paris. Car j’avais besoin d’y aller pour affaires de famille. Et puis il y avait 3 ans et 1 mois que j’avais quitté Paris. J’avais besoin d’aller voir notre logement et faire plusieurs commissions pour la famille. Je demandais alors si on voulait m’accorder quelques jours. On ne me donne que 5 jours : ce n’est pas beaucoup, car à ce moment, avec les moyens de transport, il me faut déjà deux jours pour aller, deux jours pour le retour, et une journée pour me préparer. Ça fait donc les cinq jours ; ce n’est donc pas la peine d’aller à Paris pour n’avoir même pas le temps de sortir de la gare. Alors on m’accorde 7 jours. Je suis donc parti de Poitiers le 3 octobre au matin et j’arrivais le soir à Paris à 20h 30. Seulement, il faut voir le voyage que j’ai fait ! A 6 heures, on devait prendre le car jusqu’à ‘à Tours. On était 3 camarades du groupe qui allions à Paris. Quand on arriva au car, c’était déjà plein. Malgré qu’on avait la priorité, on ne pouvait pas faire descendre des voyageurs pour monter. Alors on décida de monter sur le toit du car puisque qu’on voulait rentrer à Paris au plus vite : moins on mettrait de temps pour voyager, plus on resterait à Paris. Enfin on part de Poitiers à 6h 30 du matin le mercredi 3 octobre 1944. Il faisait encore nuit et un froid terrible ; on était glacés. Arrivés à Tours à 11 heures, on se dépêche de traverser la Loire et on commence à faire de l’auto-stop. Mais impossible de trouver une voiture : Celles qui montent sur Paris sont déjà remplies. On voyait un car sur la place et il allait en direction d’Orléans qui est à 120 km de Paris. « Le car doit arriver à Orléans à 18 heures et il y a de la correspondance pour le train à 19 heures ». Voilà ce que l’on nous dit à Tours. Le car part à 14 heures, nous arrivons à Orléans à 18 heures et c’est là que nous avons vu pour la première fois des Américains. On en avait vu trois qui avaient l’air sympathique. On alla les inviter à venir boire un verre avec nous. Ils nous faisaient comprendre qu’ils acceptent et en échange ils nous donnèrent 2 paquets de cigarettes américaines. Nous faisons nos adieux et nous sautons à la gare. Nous arrivons à la gare à 18 heures 15. On demande au guichet l’heure du train pour Paris et on nous répond de demander au contrôleur si le train de 17 heures 15, qui a 1 heure de retard, n’est pas parti. On va demander et il nous dit qu’il va partir à la seconde même. On voulait alors monter sans prendre de billet mais le contrôleur ne voulait pas. Alors on saute au guichet, on prend nos billets en vitesse et le train commence à démarrer. On court, on le rattrape, on monte dans un wagon de deuxième classe, on se fait engueuler par un contrôleur, on lui répond et il la ferme. On n’en avait pas pour longtemps.
Nous arrivons quand même à Paris à 20 heures 30. Nous n’avons donc mis qu’une journée pour faire le voyage. Ça ne pouvait pas aller plus vite car on comptait mettre deux jours. On se demandait ce qu’on va faire. On décida d’abord d’aller manger car on n’avait pas mangé depuis 24 heures. On décida de prendre le métro et d’aller place de la République. On trouvera bien un restaurant là-bas. Nous arrivons à 9 heures du soir et les restaurants sont déjà fermés. On demande à un agent s’il ne connaissait pas un restaurant qui serait encore ouvert et il nous en a indiqué un. Nous y avons été sans perdre de temps car on commençait vraiment à avoir faim. On a bien mangé et on en a eu chacun pour 150 francs. Il était déjà 23 heures et n’y a plus de métro. On ne peut donc pas rentrer chez soi. On se décide à chercher une chambre d’hôtel et on en trouve à côté du restaurant. On en a eu encore pour 35 francs. On se sépare le lendemain après avoir bien dormi et avoir été prendre le petit déjeuner ensemble. Moi, j’ai été voir mon logement et la concierge me dit qu’elle a vu mon frère et le logement est tout vide ils n’ont même pas laissé un morceau de papier, ils ont coupé les fils électriques en plusieurs endroits. Et tout ça, ce sont les Allemands qui l’ont fait 8 jours avant la libération de Paris. Ensuite, je vais voir mes cousins. Mon frère était justement parti à Villepinte. Ensuite je vais voir mon vieux copain Georges, mon vieil ami d’école et de toujours. Enfin je n’ai jamais vu tant de monde à Paris, surtout des Américains.
J’ai enfin passé de bonnes journées à Paris. Je devais être rentré en groupe le lundi 9 octobre à 20 heures. Je suis parti le lundi matin par le train jusqu’à Orléans et d’Orléans on a fait de l’auto-stop jusqu’à Poitiers. A Poitiers, il y avait un chef qui rentrait justement à Fleuré, il nous a emmenés. Nous avons aussi mis une journée pour le retour. J’ai donc passé 5 jours à Paris. De retour au camp, je demandais une permission pour aller voir ma mère à Lussac-Les-Châteaux. Le chef m’accorde une journée. De retour de Lussac-Les-Châteaux, je demande une permission pour aller à Limoges. On m’accorde 4 jours. De retour au groupe, je voulais me faire démobiliser car ma famille voulait rentrer à Paris. J’ai donc été démobilisé le 19 octobre 1944. De retour définitivement à Lussac, on commençait à faire les paquets et c’était difficile pour trouver un camion car nous avons des affaires aussi à Limoges. Alors, c’était difficile de trouver un camion qui veuille faire un détour par Limoges. Nous attendons quelque temps et nous décidons d’aller avec toutes nos affaires à Limoges, dans l’intention de trouver plus facilement un camion. Le camion de la poste qui fait le trajet Limoges-Lussac-Les-Châteaux aller et retour, a emmené en deux fois nos affaires de Lussac-Les-Châteaux à Limoges. Mais voilà déjà 8 jours que nous sommes à Limoges et nous n’avons pas encore trouvé de camion car c’est très difficile. Mais nous ne désespérons pas car on pense un jour en trouver un, pour qu’il puisse nous emmener jusqu’à Paris. Des semaines se passèrent et au bout de deux mois nous étions encore à Limoges. Et nous nous sommes enfin décidés à rentrer par le train. Nous avons fait plusieurs fois l’aller et retour Limoges-Paris surchargés de bagages. Enfin, avec du mal, nous sommes à Paris avec toutes nos affaires. Nous avons commencé à nous réinstaller dans notre appartement complètement vide. Et aussitôt, au travail ! J’avais toujours rêvé de travailler comme mécanicien dans les autos. Un ami m’a trouvé une place dans un garage. J’ai travaillé pendant huit jours car je ne voulais quand même pas me salir pour sept francs cinquante de l’heure. J’ai demandé à mon frère Sammy[29] de m’apprendre à être monteur en chaussures. J’ai travaillé avec lui pendant deux mois et je suis parti travailler tout seul comme un grand garçon. Et nous nous sommes remis petit à petit à la vie parisienne que j’avais tant demandé de retrouver.
André
Décembre 1944 »
Rédigé par Jean-Claude Corneille
Remerciements à Serge Rakowicz pour la communication du « Journal » de son père et à Michel Thébault pour son aide très précieuse.
Sources : manuscrit de Salomon Rakowicz, Journal officiel du 18 décembre 1933 et Journal Officiel du 6 novembre 1942 (sur BNF GALLICA)
[1] Ville de la voïvodie de Mazovie, à l’est de Varsovie.
[2] Après 1919 est créée la Mission française pour le recrutement de la main-d’œuvre en Pologne et en 1924, la Société générale d’immigration favorise l’arrivée de ces immigrants.
[3] ?
[4] En 1941, le 14 septembre était un dimanche : Salomon se trompe de jour ou de date.
[5] Bouëx : commune du département de la Charente, en zone occupée, à l’est d’Angoulême, juste à l’ouest de la ligne de démarcation.
[6] Marthon : commune de Charente, en zone non occupée.
[7] Thiviers : commune de Dordogne.
[8] Talès ou Talit : vêtement à quatre coins dont les juifs se couvrent la tête pour la prière.
[9] Terme incorrect, peut-être tefillins ou phylactères, petites boîtes quadrangulaires en cuir nouées sur le front pour la prière chez les juifs.
[10] Samuel ? Salomon évoque plusieurs fois son père mais pas le reste de la famille.
[11] Traditionnellement, les journaliers agricoles se présentaient dans un café lors de la foire de la Saint-Jean et louaient leurs bras jusqu’à la Saint-Michel (ici, la Toussaint). C’était un accord verbal sans contrat écrit.
[12] Commune de l’Indre, au nord-ouest de Châteauroux et du parc régional actuel de la Brenne.
[13] Seul le père et les deux aînés sont donc, dans un premier temps, partis. Salomon n’explique pas comment « le restant de la famille » a pu gagner Limoges.
[14] Les Rakowicz sont hébergés par Henri Jammet, entrepreneur en bâtiment à Lussac-les-Châteaux, un des fondateurs du maquis Masier le 1er juillet 1944 sous le pseudonyme de « Léon » et premier chef de ce groupe.
[15] Dans le cadre du service du travail obligatoire (STO)
[16] Soulage, commune de Pindray, à la limite avec Sillars, la Chapelle-Viviers et Leignes-sur-Fontaine. La famille Cuennet était d’origine suisse (dans C. Richard « Groupement le Chouan »).
[17] Le logement est riverain de la route Poitiers-Limoges qui traverse le bourg de Lussac.
[18] En réalité le 1er juillet (voir plus haut)
[19] L’accrochage a lieu au Chanceau, sur la commune de Persac. Salomon Rakowicz a tendance à exagérer les chiffres. Sur son carnet, un autre maquisard présent, Guy Garant a noté 4 side-cars.
[20] Aucune preuve pour cette allégation.
[21] Là encore, Salomon exagère les chiffres. C. Richard citant le rapport de René Angely, maquisard de « L » Chouan », rédigé le 2 août 1944, mentionne environ 22 camions et 12 side-cars repartant à 17 heures 30 vers Poitiers. La colonne pouvait donc être composée de 400 hommes environ.
[22] Selon un petit-fils de Henri Jammet rapportant le témoignage de son grand-père, Hersz Rakowicz, probablement inquiet pour son fils, serait sorti de son logement alors que la bataille faisait rage et aurait alors été abattu.
[23] Dans son carnet, Guy Garant estime à 50 morts et une centaine de blessés les pertes allemandes.
[24] En réalité 3 tués pour le maquis Masier et 3 pour Le Chouan.
[25] 28 juillet 1944
[26] En réalité, l’ordre de repli, donné à 12 heures 30 émanait du colonel Bernard, chef des FFI de la Vienne.
[27] Exact : au moins 3 groupes d’otages. L’un d’eux, Moïse Blanchard été interrogé et violemment frappé par un milicien.
[28] Les FFI sont entrés le 5 septembre 1944 dans Poitiers qui avait été évacuée par les Allemands.
[29] Samuel