Le réseau Louis Renard : historique

L’un des tout premiers réseaux en France par son importance.
Ce texte sur le réseau Renard remplace le texte mis en ligne en juin 2004. Il propose de nouveaux éclairages apportés par les progrès de la recherche à partir de fonds d’archives importants dorénavant consultables.

Drapeau

De nouveaux éclairages apportés par les progrès de la recherche 

Ce texte sur le réseau Renard remplace celui qui figurait ici même depuis la création de notre site et qui s’appuyait exclusivement sur les remarquables travaux de Roger Picard et de Gaston Racault [Picard Roger, Racault Gaston : La Vienne pendant la seconde guerre mondiale. édition CRDP, Poitiers 1978 – Picard Roger : La Vienne dans la guerre de 1939/1945, éditions Horvath, 1984 – Picard Roger, Hommes et Combats en Poitou, 1939/1945, Martelle éditions 1994].Ils[1] ont eu l’immense mérite de présenter au public, et pour la première fois, les éléments connus de cet épisode tragique de la Résistance. Mais, outre que ces études restaient nécessairement succinctes, car insérées dans un ensemble plus large qui embrassait toute la période, il faut bien considérer que leurs auteurs n’avaient pas été en mesure, à l’époque, de consulter de très importants fonds d’archives se rapportant au sujet [Archives Nationales (Paris et Fontainebleau), Archives de la Justice Militaire (Le Blanc), Archives du Service Historique de la Défense (Vincennes), Archives départementales du Maine-et-Loire, Archives départementales d’Indre-et-Loire, Archives allemandes etc.]. Ils n’avaient pas eu, par ailleurs, connaissance de l’interrogatoire de Louis Renard découvert beaucoup plus tard aux Archives Nationales, et n’avaient pu accéder au journal rédigé par Louis Renard à la prison de la Pierre-Levée à Poitiers ni à celui du professeur Savatier, tenu dans les mêmes conditions et dans le même lieu, ainsi qu’à beaucoup d’autres pièces de ce dossier fort complexe. Ces travaux ignoraient naturellement les documents essentiels retrouvés et réunis désormais dans le fonds « Marot » aux Archives départementales de la Vienne depuis décembre 2013, sous la cote 1J 1530 [seules les réimpressions 2014 et 2015 du livre de JH Calmon y font référence] tout comme les papiers Lefebvre, récemment découverts par un chercheur de « VRID ». L’ouvrage de Gilles Antonowicz, [ Mort d’un collabo publié en 2013 chez Nicolas Eybalin], ne traite du réseau Renard que de manière incidente (une vingtaine de pages sur 299) sans s’écarter beaucoup de ce qui en avait été dit jusque-là, pour privilégier l’affaire Guérin, du nom de ce médecin poitevin, collaborateur notoire, exécuté par cinq étudiants patriotes, dont le procès devant le Tribunal d’État connut un retentissement considérable, grâce, notamment, à la présence parmi les défenseurs, de Me Maurice Garçon, l’un des plus célèbres avocats du temps[2].

Cette nouvelle présentation s’inspire très largement du livre de Jean Henri Calmon [La Chute du Réseau Renard, Poitiers 1942- Le SS, Le Préfet et le Résistant, 323 pages, Geste éditions, 2013, réimpressions et mises à jour, 2014 et 2015].

Lorsqu’il fut démantelé, dans le courant de l’été 1942, le « réseau » Renard, dont il est question ici, était en vérité en cours de constitution. Très loin donc d’un organisme qui aurait été, selon le mot de Jean-Pierre Azéma, « bien huilé et bureaucratique », prêt à fonctionner, image qu’après la guerre, on s’est cependant efforcé de lui donner dans les milieux concernés et dans une large partie de l’opinion, à mesure que l’on s’éloignait des faits. Tandis que dans une autre partie, certes plus faible par le nombre, mais infiniment plus influente, on s’appliquait, dans l’ombre, à minorer ces mêmes faits dans le but inavoué de desservir la Résistance et les Résistants. Quels que soient les mérites éminents de ces derniers, ou, a contrario, la gravité des erreurs qu’on leur impute, l’Histoire ne saurait se satisfaire, en tout cas, de légendes (voire de rumeurs)[3] élaborées a posteriori autour d’événements ayant suscité, à juste titre, de très grandes espérances, de très fortes émotions mais aussi de très cruelles déceptions.

Les hommes qui nous occupent ici eurent à faire face, en ce tout début des années 40, à la situation exceptionnelle d’un pays soumis à une armée d’occupation apparemment invincible, administré par un gouvernement convaincu que la défaite était inéluctable, compte tenu des fautes commises, selon lui, par les Français eux-mêmes, qu’il fallait donc l’accepter comme un juste châtiment et qu’il était plus sage et plus raisonnable de collaborer désormais avec un ennemi dont la victoire et la suprématie en Europe ne pourraient être remises en cause avant longtemps. Ceux qui, ici, dans ces conditions, et à ce moment-là, entrèrent en résistance, le firent, alors que l’immense majorité de leurs concitoyens, en proie au doute et au désespoir, s’en remettaient pour tout, au Maréchal Pétain, qui restait, aux yeux de la nation, le glorieux vainqueur de Verdun. Ils s’y engagèrent sans aide, sans aucun appui, sans moyen d’aucune sorte, et surtout, sans être rattachés, en amont, à une organisation qui aurait pu garantir un minimum d’efficacité et de sécurité aux actions en cours ou envisagées. Menées au coup par coup et marquées au sceau de l’empirisme, celles-ci comportaient inéluctablement les plus grands risques face à l’impressionnante armée allemande, flanquée, de surcroît, d’une police effroyablement redoutable, d’autant plus qu’elle put compter, à partir de l’été 42, et par décision du gouvernement de Vichy, sur le précieux concours de la police française pour rechercher les Résistants. Ces derniers, acteurs audacieux de la toute première heure, n’en sont donc que plus admirables et dignes de respect, et c’est bien dans la perspective de la réalité brute d’alors, qu’il faut situer leur aventure, si l’on souhaite en rendre compte d’une manière qui soit aussi conforme que possible à la vérité historique.

Louis Renard : Radical-socialiste et catholique, héros et pacifiste, patriote et résistant

Louis Renard est né à Poitiers le 7 décembre 1893. Fils d’un commerçant en tissus, il doit interrompre ses études à la mort prématurée de son père en 1908. Sa mère le retire alors du Lycée et l’envoie en Angleterre pour qu’il se perfectionne dans la langue et le négoce. Ayant devancé l’appel en 1913, il est sergent lorsqu’éclate la guerre à laquelle il participe avec bravoure, ce qui lui vaut d’être promu sous-lieutenant (21/6/1915) puis lieutenant (11/8/1917), décoré, au feu, de la Légion d’honneur et de la Croix de guerre avec palme (1916). Blessé grièvement à plusieurs reprises (perforation du poumon, perte d’un œil, blessure à la main), il est réformé en 1917. En juillet 1918, il est durement frappé par la mort de son frère, Henri, sous-lieutenant comme lui au 409e RI, tué en conduisant ses hommes au combat.

De retour à la vie civile, il épouse Marie Germaine Marsaudon qui lui donnera six enfants, et entreprend une reconversion professionnelle. Après avoir réussi à l’examen de capacité en droit, il entre comme premier clerc chez Me Bonnet, avoué, dont l’étude était considérée sur le Plateau[4] comme une « étude de gauche » au motif qu’elle avait appartenu antérieurement à Me Gabriel Morain[5], maire radical-socialiste de Poitiers[6], qui l’avait cédée à Me Bonnet auquel Renard la rachète finalement en 1930. Le nouveau titulaire appartient à la même sensibilité politique que Morain, mais à la différence de ses amis radicaux, notamment Hulin (ancien député, ancien ministre) et Maurice (conseiller général et sénateur), athées ou agnostiques, mais notoirement anticléricaux, il est, lui, catholique pratiquant. Désormais, il va compter parmi les notables de la ville, de trop fraîche date cependant pour beaucoup d’entre eux, d’autant plus méfiants à son endroit, qu’en 1936 il a ouvertement soutenu le Front populaire dont le PCF était une composante. Fondateur et animateur de l’Auberge de jeunesse de Poitiers, membre de plusieurs associations culturelles, il est promu officier d’Académie[7] le 1er juin 1933 et élevé au grade d’officier de la Légion d’honneur le 6 août 1937.

La guerre a fait de lui un militant pacifiste déterminé. Méprisant la politisation des deux grandes associations d’anciens combattants qu’il juge pour le moins inopportune, il adhère à l’une et à l’autre, aux idées pourtant opposées, et fait partie de leurs bureaux respectifs. En 1931, il fonde à Poitiers une antenne du Rotary dans lequel il voit le moyen le plus sûr de nouer des relations directes avec les élites des grands pays, sans passer par leurs gouvernements, afin de leur faire partager le pacifisme raisonné qui l’habite. Chantre de la paix, il n’en est pas moins réaliste : il a cru à Munich mais il en est vite revenu devant la mauvaise foi cynique et brutale d’Hitler.

Son âge, son statut de grand mutilé de guerre, sa situation familiale, tout concourt pour qu’il ne soit pas mobilisé de nouveau en 1939. Mais son ardent patriotisme le pousse, au contraire, à reprendre du service comme volontaire au moment de la déclaration de guerre. Démobilisé en juin 1940, ce n’est qu’en août qu’il rejoint sa ville natale occupée par la Wehrmacht. Situation insupportable aux yeux de l’ancien combattant qui avait tant fait pour qu’il en aille autrement. Refusant la défaite, il n’accepte, a fortiori, ni l’occupation, ni l’humiliation qui en découle. Et il s’en ouvre régulièrement, en toute confiance, à ses pairs, à qui il ne cache rien de tout le mal qu’il pense de l’occupant, du gouvernement installé à Vichy, et bientôt du Maréchal lui-même, surtout après Montoire. C’est à partir de ces propos qu’on lui fera, par la suite, un mauvais procès en imprudence, le rendant, au mépris des faits, responsable du tragique échec de son réseau.

Soulever les populations au moment du débarquement

Dès son retour à Poitiers, il est résolu à poursuivre le combat, sans savoir de quelle manière cela pourra se faire, mais avec l’absolue certitude qu’il prendra part, dans une France retrouvée, à la victoire finale. C’est ce sentiment qu’il exprime, avec une ardeur toute patriotique, dans sa lettre au général De Gaulle du 30 août 1940, dont le double a été retrouvé dans ses affaires, et qu’il réitère dans le courrier expédié au mois de décembre suivant, à des amis anglais, les Rose, dans lequel il se dit persuadé que l’Angleterre va gagner la guerre et qu’ici, des Français de plus en plus nombreux, feront tout pour contribuer à cette victorieuse issue [c’était, à ce moment-là, faire preuve d’un bel optimisme!]. Il passe d’ailleurs à l’acte dès le mois d’octobre 1940, en rédigeant une petite feuille hebdomadaire clandestine, dirigée contre l’occupant et ses amis, intitulée « Le Libre Poitou » tapée à la machine (et non ronéotée) par Maurice Baudet, le clerc de l’étude, glissée dans les boîtes aux lettres amies par lui-même, ses fils et quelques étudiants qui apportent à cette cause désespérée toute la fougue de leur enthousiasme juvénile. Une initiative propre à entretenir l’espérance, certes, mais dont cet homme d’action ne pouvait se contenter. Convaincu de l’imminence d’un débarquement anglais, il mûrit l’idée d’organiser, le moment venu, un soulèvement général de la population sur les arrières de l’ennemi [ce sera naturellement le point déterminant de l’accusation allemande dans le procès qui suivra la chute du réseau]. Il se consacre, en cette année 1941, et dans la plus grande discrétion, au recrutement des cadres futurs de ce mouvement pour la Vienne, tout en cherchant parallèlement à l’étendre aux départements voisins. Dans le même temps il s’efforce d’établir une liaison avec la France libre à Londres et n’y parvient [très provisoirement] que par le truchement du réseau l’Armée des Volontaires avec lequel il n’aura apparemment pas d’autres relations utiles. L’organisation parisienne profitera pourtant de cette collaboration sans lendemain pour « récupérer », après la guerre, le groupe poitevin afin d’étoffer sa propre histoire.

 En vérité, ce n’est qu’en 1942 que son affaire commence à prendre forme. Ce qui expliquerait qu’il ait décidé, dès janvier, de mettre un terme à la parution du Libre Poitou afin de ne pas compromettre un objectif infiniment plus ambitieux. Pour donner une chance supplémentaire à  son projet, Il s’était assuré du concours d’un ami de longue date, Gaston Chapron, agent d’affaires ancien huissier, ancien combattant et officier de réserve, qui venait d’exfiltrer, au nez et à la barbe des Allemands, et sans autre moyen que son intrépide courage et l’aide spontanée de quelques amis sûrs, quatre aviateurs anglais dont l’appareil endommagé avait dû se poser en catastrophe près de Maillé, village situé à une vingtaine de kilomètres de Poitiers[8]. Il a pu compter de même sur la participation active de Noël Sorin, un commerçant en vue de la ville. Néanmoins c’est à un professeur de l’Ecole Primaire Supérieure [EPS], Louis Toussaint, âgé de 37 ans, très estimé de ses élèves et apprécié de ses supérieurs, qu’il va confier le poste de « chef d’état-major ». Il se décide dans le même temps, et pour le cas où il serait lui-même empêché, à dresser, pour son successeur éventuel, une liste sur laquelle on trouve, d’une part, les hommes qui ont déjà adhéré à son entreprise et d’autre part, ceux qu’il pense pouvoir y rallier bientôt, pour leurs qualités et leur rayonnement personnels. Il charge Louis Cartan, jeune professeur à la faculté des sciences, de cette mission délicate qui s’en acquittera très habilement en masquant les noms proposés sous des formules chimiques parfaitement hermétiques. Ainsi rendu anonyme, le fichier, réalisé en juillet 1942, prend-il place parmi les instruments de travail du laboratoire sans risque d’y être repéré ; son existence n’est connue d’ailleurs que de Renard, de Toussaint et de Cartan, lequel, pour l’instant, est le seul à en savoir le code d’accès. Parmi les 97 hommes qui paraissent sur cet état, on relève des universitaires, des étudiants, des commerçants, des employés, des juristes, des membres du clergé [en nombre étonnamment élevé]. Peu d’agriculteurs et d’ouvriers.

L’Administration française prête son concours aux Allemands pour éliminer les Résistants

Mais le projet ne prend tout son sens que dans la mesure où il peut être étendu  rapidement aux départements voisins et au-delà. Dans cette perspective Louis Renard se met en rapport avec un tout jeune homme de Niort, André Verbruggen, qu’il fait venir à Poitiers pour lui montrer et lui expliquer les rouages de l’organisation en cours de préparation ici, et qui devrait servir de modèle à celles qu’il envisage de mettre sur pied ailleurs, et d’abord dans les Deux-Sèvres. Il se garde bien de lui en confier l’esquisse tapée à la machine qui deviendrait, en cas d’arrestation, un document bien compromettant, même si aucun nom propre ni aucun lieu particulier ne s’y trouvaient cités. Il préfère la lui faire parvenir par la poste sous la forme d’un colis banal, non recommandé et rarement objet de contrôle. Or, au cours d’une vérification des affranchissements[9], le paquet, mal ficelé et desserré, laisse apparaître un document écrit, aussitôt assimilé à une correspondance que le règlement postal interdit formellement dans ce type d’envoi, le rendant, par voie de conséquence, passible d’une surtaxe normalement acquittée, à réception, par le destinataire. D’un strict point de vue professionnel, la mission des deux agents de la poste aurait dû s’arrêter là. Au lieu de quoi ils s’autorisent à lire le document, en perçoivent le caractère « subversif », et croient bon de le signaler à leur Directeur qui s’empresse de le transmettre au préfet des Deux-Sèvres. Le soir même, ce haut fonctionnaire se rend lui-même à Poitiers pour remettre en mains propres le corps du délit à son supérieur hiérarchique, Louis Bourgain, préfet de la Région, lequel décide, de son côté, de le faire porter dès le lendemain[10] par le Commissaire Pinet, Chef du service régional des Renseignements généraux, au bureau parisien de René Bousquet, Secrétaire Général à la Police dans le gouvernement Laval. En l’absence de Bousquet, le commissaire y est reçu par son représentant permanent dans la capitale, le sous-préfet Jean Leguay. Ce dernier, considérant que l’affaire entre complètement dans le champ d’application de l’accord qui vient juste d’être conclu entre le général Karl Oberg, chef des SS et de la police d’une part, et René Bousquet, d’autre part, pour organiser la lutte contre la résistance naissante[11] [Cf. annexe A], fait passer, dans l’heure, le document poitevin à Kurt Lischka[12], numéro trois de la Gestapo en France, chargé des relations avec la police et la gendarmerie françaises. Kurt Lischka donne des instructions transmises par Leguay à Bourgain qui les fera scrupuleusement observer. L’affaire est désormais enclenchée de manière irréversible. Elle sera la première en France à être traitée dans le cadre des dispositions du nouvel accord. L’Administration française saisit l’occasion pour montrer au partenaire allemand, et sa bonne foi, et sa bonne volonté, dans l’application du pacte fraîchement scellé. Tout est fait de ce point de vue par les responsables français pour que l’enquête aboutisse au résultat escompté par les Allemands, il y va en effet de la crédibilité de l’accord, et au-delà, de la crédibilité de la collaboration elle-même, dont le gouvernement de Vichy attendait beaucoup.

La police de Vichy obéit, collabore et contribue au plus tragique des dénouements

Le colis est remis en circulation et André Verbruggen est arrêté le 20 août 1942. Interrogé par le commissaire Poupaert, chef de la SRAJOP[13] d’Angers[14], il tient bon, au point que le policier est à deux doigts d’abandonner les poursuites lorsqu’il part en congé, confiant à un jeune inspecteur stagiaire, Pierre Larrieux, le soin d’effectuer quelques vérifications de détail. Mais Larrieux réussit là où son supérieur avait échoué : André Verbruggen finit par donner le nom d’André Guillon, jeune employé poitevin que Renard lui a dépêché, avec le conseil de quitter la ville après la découverte du paquet qui lui était destiné. Interrogé par Larrieux, André Guillon donne le nom de Louis Toussaint, son ancien professeur, lequel, vraisemblablement abusé par l’inspecteur français, avoue, à son tour, et spontanément, le 28/8/42, que Renard était le chef de l’organisation ; il confesse quelques noms supplémentaires dont celui de Cartan, indiquant que celui-ci détient un fichier dans son laboratoire, camouflé derrière un code dont lui seul a le secret. Toussaint dévoilera de même, et un peu plus tard, que les papiers de Louis Renard étaient dissimulés au Palais de Justice, sous la garde du concierge du tribunal civil.

Le préfet Bourgain, sitôt entendu le nom de Louis Renard, donne l’ordre de l’arrêter sur le champ. Ce qui est fait le 30 août 1942 à l’abbaye de Ligugé où il était de passage, et les arrestations se succèdent jusqu’au 9 septembre. À cette date, la police française aura appréhendé 12 personnes, accomplissant ainsi l’essentiel du travail. Les Allemands qui suivent l’affaire de très près, et qui ont laissé les policiers français procéder aux interpellations majeures, se saisissent alors du dossier [10 septembre 1942] et opèrent deux rafles spectaculaires les 10, 11 et 12 septembre 1942 pour la première, le 30 septembre pour la seconde, ce qui n’empêche pas quelques arrestations supplémentaires en dehors de ces deux dates. Au total, 74 hommes ont été arrêtés [12 par les policiers français, 62 par la Gestapo] et conduits à la prison de la Pierre-Levée, dans la section allemande ; la plupart seront libérés faute de preuves et 29 resteront incarcérés. Il ne sera pas fait usage de la torture contre eux, dans la mesure où l’Administration française avait fourni aux autorités d’occupation tous les renseignements dont elles pouvaient avoir besoin. Les 29 quitteront Poitiers le 12 février 1943 pour la prison de Fresnes où ils seront gardés quelques jours avant d’être déportés en Allemagne, le 18 février 1943, comme détenus NN[15], au camp de Hinzert (près de Trêves). C’est là que mourront Louis Bordas (14/3/43) et Joseph Riedinger (15/3/43) à la suite des mauvais traitements infligés. Tous les autres seront dirigés, conformément à la procédure NN, vers la prison de « prévention » de Wolfenbüttel où 10 d’entre eux comparaîtront devant une section du Tribunal du Peuple, spécialement détachée de Berlin les 12 et 13 octobre 1943 [Le 11e inculpé, le chanoine Duret, était mort d’épuisement le 30/5/43 à la prison même]. Tous condamnés à mort, ils seront guillotinés sur place, le 3 décembre 1943 à partir de 18h30 [il s’agit de : Louis Renard – Louis Toussaint – Louis Cartan – Théodore Lefebvre – Pierre Pestureau – le père Aimé Lambert – Jacques Moreau – Clément Péruchon [benjamin du groupe, il avait 20 ans] – Paul Préaux – Jacques Levrault.]. Certains des survivants resteront à Wolfenbüttel, les autres seront dispersés dans différents camps (quelques-uns même avant le procès). Six périront encore des mauvais traitements subis : Fabien Billard, curé de la Villedieu [officiellement décédé au camp de Gross Rosen, le 1/2/45, en réalité plus vraisemblablement à Schweidnitz entre le 16/3/44 et le 13/10/44] – Charles Charpentier [le 16/11/44 à Gross Rosen. À 73 ans, il était le doyen des détenus poitevins.] – Gaston Hulin [le 29/11/44 à Gross Rosen]- André Verbruggen [le 28/2/ 45 à Gross Rosen] – Maurice Aguillon [le 15/3/45 à Gross Rosen] – Daniel Bonnin, le curé de Smarves [le 4/4/45 à Nordhausen]. 10 rescapés rentreront à Poitiers au mois de juin 1945 : Henri Auroux – Marcel Brunier – Charles Grillas – André Guillon – Pierre Kedinger – Raymond Marot – Jean-Albert Petit – Norbert Portejoie – Gaston Préaux – Francis Texier –

 Cinq Résistants avaient échappé aux arrestations du mois de septembre 1942 en prenant la fuite à temps : Gaston Chapron, Noël Sorin, Jean Multon, Edmond Bernard et Pierre Bernanose. Les quatre premiers avaient gagné Marseille et s’étaient engagés dans le réseau Combat dirigé dans cette ville par Maurice Chevance-Bertin, dont Multon devint l’adjoint avant de passer à l’ennemi à la suite de son interpellation par la Gestapo. [Retourné, Jean Multon est à l’origine des très nombreuses arrestations survenues alors dans la Résistance, parmi lesquelles on retiendra celles de Bertie Albrecht[16], du général Delestraint[17], et surtout de Jean Moulin]. Pierre Bernanose, après bien des aventures, avait rejoint le maquis où il trouva la mort, à Savigny-Levescault (86) le 17 août 1944 au cours d’un accrochage avec les Allemands, à l’âge de 19 ans. Chapron et Sorin avaient poursuivi ailleurs la lutte clandestine. Sorin, arrêté à Paris en même temps que Pierre Lefaucheux[18] en 1944, fut déporté et mourut au camp d’Elrich, le 4 janvier 1945. Rentré à Poitiers après trois années passées dans la clandestinité, Gaston Chapron deviendra le liquidateur du réseau avec, au surplus, la redoutable mission d’en obtenir la reconnaissance officielle[19]. Il n’y parviendra pas, faute de preuves suffisantes que la création précoce du mouvement et sa chute précipitée, ne lui permirent pas de réunir. On profitera des contacts éphémères de Renard avec l‘Armée des Volontaires pour rattacher officiellement le réseau à cette formation. Gaston Chapron acceptera, en outre, d’admettre a posteriori, dans le réseau Renard, d’authentiques résistants qui n’étaient rattachés à aucune organisation [c’était le cas, par exemple, du petit groupe poitevin « Action » de Victor Aymé, constitué d’hommes dont l’activité résistante principale était d’aider les jeunes requis à échapper au STO et au départ pour l’Allemagne]. C’est ce qui explique que, sur les 159 noms qui figurent officiellement comme membres du réseau Renard dans le Registre de Contrôle Nominatif du Réseau Louis Renard au Ministère des Anciens Combattants, une centaine d’entre eux n’apparaissent nulle part dans les papiers de Renard, ni sur aucune liste connue. Dans le même esprit il faut bien admettre que le chiffre de 52 résistants exécutés ou morts en déportation, gravé sur le mausolée du cimetière de Chilvert à Poitiers, ne correspond à aucune réalité tangible.

Conclusion :

Livrés par ceux-là mêmes dont le devoir était de les protéger

Le démantèlement du réseau, l’un des tout premiers en France par son importance, tient donc à deux causes principales :

  • La plus évidente est intimement liée à la conjoncture politique et procède directement du choix fait par le gouvernement de Vichy de collaborer avec le vainqueur. Et nous avons vu la place déterminante qu’occupent les accords Oberg/Bousquet [Cf. annexe A] dans le dénouement de la tragédie. Le Maréchal Pétain avait publiquement et fermement souhaité que la collaboration fût « sincère[20] »  d’autant plus, qu’après l’invasion de l’URSS, il estimait que l’Allemagne assumait désormais, à l’Est, « la défense d’une civilisation », « tâche gigantesque » qui pouvait « changer la face du monde [21] ». Une civilisation menacée, rappelait-il encore dans un autre discours, par le bolchevisme[22]. La voix du Maréchal venait ainsi conforter dans ses convictions intimes et dans son comportement politique, le préfet Bourgain, complètement subjugué par la personnalité et la pensée du chef de l’l’État français. Ce qui le conduit, par exemple, à s’émouvoir du danger couru , « en cas de défaite allemande » d’une « bolchevisation de l’Europe »[23], pour parvenir, in fine et très logiquement, à la conclusion « qu’une entente avec l’Allemagne s’impose dans l’intérêt des deux peuples[24]». Au point d’aller même jusqu’à qualifier d’« ennemie », la propagande antiallemande répandue par l’aviation alliée sur le territoire français[25]. Quel aveu ! Une perception de la situation qui ne le disposait pas, en tout cas et quoiqu’il en ait dit par la suite, à faire preuve de la moindre indulgence envers la Résistance et les Résistants, mais, bien au contraire, à mener contre eux une répression de tous les instants, au motif qu’ils entravaient et combattaient la politique du Maréchal Pétain et de son gouvernement, la seule qui soit alors compatible, selon lui, avec l’intérêt bien compris du pays.
  • Il reste que les causes ponctuelles, immédiates, des arrestations relèvent indéniablement de fautes commises par les résistants eux-mêmes. On doit en exclure l’imprudence, imputée à tort, et pas toujours de manière désintéressée, à Louis Renard, le fondateur du réseau. En vérité, Renard et ses amis sont tombés à cause d’une succession de faits qui se sont conjugués pour aboutir au résultat catastrophique que l’on sait. Et le zèle intempestif, difficilement justifiable, des fonctionnaires de la poste de Niort n’en est pas le moindre. À ce stade, cependant, on aurait pu en rester là, sans les aveux de quelques Résistants et tout particulièrement de ceux, complets et détaillés, de Louis Toussaint, le second de Renard, faits au policier français. C’est bien lui, en effet, qui a donné, spontanément, le nom du chef du groupe et de quelques-uns de ses proches collaborateurs et qui a divulgué l’existence d’une liste des membres de l’organisation, établie, codifiée et détenue par Louis Cartan. C’est encore lui qui a révélé, un peu plus tard, que les papiers de Renard étaient cachés au Palais de Justice de Poitiers. Premières confidences déterminantes, faites au policier, avec l’espoir, selon toute vraisemblance, qu’un patriotisme instinctif, conduirait ce fonctionnaire français à mettre un point final à l’enquête et à relâcher les prisonniers. Mais il y avait déjà longtemps que le gouvernement et ses agents locaux s’étaient engagés dans une autre voie, celle d’une collaboration « sincère », active et efficace avec le vainqueur, qui devait se traduire, à terme pour la France, par l’octroi d’une place de choix dans la nouvelle Europe allemande[26]. Pour l’heure, cette manière de voir ne laissait évidemment aucune chance aux Résistants irréductiblement dressés contre l’occupant, qui seront proprement livrés à la Gestapo par l’Administration française et sa police. Les instructions données aux préfets par Bousquet, au nom du gouvernement de Vichy , sont d’une limpidité qui ne laisse planer aucun doute sur les intentions véritables de celui-ci, d’ailleurs parfaitement comprises et traduites en actes par les préfets, à commencer par Louis Bourgain à Poitiers [Cf. Annexe B, 1,2 et 5. ].

[1]Les auteurs étaient correspondants pour la Vienne du Comité d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale

[2] L’émouvante plaidoirie qu’il prononça à cette occasion est un modèle du genre.

[3] Cf à ce sujet l’article fameux (1921) du grand historien Marc Bloch sur les « bobards » de guerre.

[4] Désigne à Poitiers le centre-ville où réside la plus grande partie de l’élite bourgeoise dirigeante et influente.

[5] Frère d’Alfred Morain, Préfet de police de 1924 à 1927.

[6] à deux reprises : de 1909  à 1919  et de 1925 à 1935.

[7] Équivaut aujourd’hui au titre de chevalier des palmes académiques.

[8] Cf. Christian Richard, Quatre aviateurs anglais…, Geste éditions, 2010.

[9] Effectuée le 30 juillet 1942 à la poste de Niort.

[10] 31 juillet 1942. [Cf. le compte rendu de la visite de Pinet dans son rapport du 1/8/42].

[11] Leguay a participé activement aux négociations qui ont abouti à l’accord.

[12] « Tout l’appareil policier allemand en France est entre les mains de Kurt Lischka » écrivent Beate et Serge Klarsfeld qui l’ont retrouvé à Cologne en 1971 et qui sont parvenus, après de longues et pénibles démarches, à le faire condamner, le 31 janvier 1980, à 10 ans de prison par un tribunal allemand [in B. et S. Klarsfeld, Mémoires, Fayard-Flammarion, 2015]. Libéré en 1985, il  est mort  en 1989 (il était né en 1909).

[13] Section Régionale des Affaires Judiciaires à Origine Politique (créée dans chaque brigade de Police Judiciaire par Bousquet, le 10 juin 1942). La SRAJOP devient la SAP (Section des Affaires Politiques) le 21 novembre 1942.

[14] Poitiers relève encore de la  4e  brigade de Police Judiciaire d’Angers [la 22e brigade de la PJ, alors en cours d’installation dans la capitale poitevine, n’est pas encore opérationnelle].

[15] NN = Nacht und Nebel [Nuit et Brouillard], nom donné aux décrets des 7 et 12 décembre 1941 pris, sur ordre d’Hitler, par le Maréchal Keitel. La mention NN s’appliquait aux prisonniers qui étaient passibles de la peine de mort. Les familles devaient ignorer les lieux de leur détention et n’en recevoir aucune nouvelle. Le silence total fait ainsi autour d’eux  visait à décourager, dans leur entourage proche ou lointain, toute opposition et toute résistance au système nazi.

[16] Alter ego de Fresnay à la tête de Combat.

[17] Chef de l’Armée Secrète [AS].

[18] Pierre Lefaucheux, commandant des FFI pour Paris, la Seine et la Seine-et-Oise. Arrêté à Paris, le 3/6/44, avec son état-major. Déporté à Buchenwald, il en sort miraculeusement. Après la Libération il sera le premier PDG des usines Renault nouvellement nationalisées [Régie Renault].

[19] C’est-à-dire l’homologation.

[20] Discours radiodiffusé du  30 octobre 1940.

[21] Discours radiodiffusé du  12 août 1941.

[22] Discours radiodiffusé du  25 avril 1944.

[23] Louis Bourgain, [106 W 57, rapport mensuel (janvier 1943)]

[24]Ibidem. [106 W 57, rapport mensuel (avril 1943)]                   

[25] ibidem. [106 W 57, rapport mensuel (mars 1944)]

[26] à laquelle le général OBERG ne manque pas de se référer dans son discours aux Préfets régionaux et aux Kommandeurs de la SIPO -SD qu’il avait réunis à Paris le 8 août 1942. [ Cf. annexe C].