Les Demoiselles à la campagne
En 1939, au cours de l’exode des Mosellans, les 105 élèves et tout le personnel de l’école normale de Metz ont été évacuées à Romagne dans la Vienne.
Les Mosellans sont rattachés à l’Empire allemand depuis deux générations quand le traité de Versailles, signé le 28 juin 1919 par l’Allemagne et les pays alliés, ramène « l’Alsace et la Lorraine » dans le giron français. Commence alors une lente évolution qui permet au département de la Moselle de retrouver une vie plus prospère, grâce à un réel essor économique accompagné d’une progression démographique liée en partie à l’arrivée de réfugiés allemands (ceux que la montée du nazisme inquiétait), ou d’Italiens, etc.
A partir du 1er septembre 1939, après l’invasion de la Pologne par les armées du 3ème Reich, la France ordonne l’évacuation des populations civiles de la zone rouge, c’est-à-dire de toutes les communes situées entre la frontière allemande et la ligne Maginot, selon un plan mis au point par les autorités françaises. Il est destiné à protéger les populations des souffrances des combats et laisser toute la région à la disposition des troupes chargées de défendre le territoire national.
Les habitants savent à l’avance vers quelle commune « de l’intérieur » ils doivent se diriger pour être hébergés en cas de guerre.
Le département de la Vienne accueille environ 55 à 60 000 Mosellans. Le petit bourg rural de Romagne, situé entre Couhé et Civray, contribue à l’effort général en hébergeant une partie des habitants de Saint-Avold, une ville à peu près cinq fois plus importante que lui. En outre, les élèves maîtresses de l’École normale d’Institutrices de Metz viennent aussi s’installer dans la commune, au château du Parc.
Un article paru le 24 mars 1940 dans le journal La Dépêche du Centre décrit dans quel cadre l’installation de ces Demoiselles a lieu (voir fichier joint).
Certains témoignages écrits par les élèves maîtresses venues de Lorraine pour continuer leurs études et leur formation professionnelle en Poitou, permettent de connaître les conditions de vie qu’elles rencontrent.
Le changement est important pour toutes ces réfugiées ; l’habitat et ses équipements (chauffage, sanitaires…) sont autrement plus évolués en Moselle que dans nos villages du Civraisien où, souvent, la seule source de chaleur et le seul moyen de cuisiner sont la cheminée qui trône dans la grande pièce, celle qui sert à accueillir les visiteurs, à cuisiner, à manger et parfois à coucher ! Quant aux installations sanitaires, les seules sont la cuvette où l’on fait une toilette rapide avec l’eau d’un broc et la modeste cabane de planches au fond du jardin pour les « besoins »[1]. Point de calorifère ni de poêle en faïence cependant pour apporter un peu de chaleur.
Les dortoirs aménagés pour certains dans le château lui-même et d’autres dans d’anciennes écuries ne sont chauffés que le soir afin de permettre un peu de toilette, mais ensuite chacune se cache le plus possible sous son édredon, un abri dont elle ne sort que le lendemain matin, non sans efforts :
« La nuit, le froid entrait. Les élèves luttaient à leur manière. Au réveil, personne ne descendait du lit, mais on voyait les édredons s’animer de mouvements de vagues et c’est à peu près habillées qu’elles quittaient la chaleur du lit. »
Pour avoir des habits à peu près chauds à enfiler le matin, chacune plie ses vêtements le soir et les glisse sous l’édredon !
Les enseignantes ont suivi l’exode des élèves et ont trouvé des hébergements dans le village de Romagne.
« Les professeurs logeaient au village de Romagne, à deux kilomètres du Parc, bien accueillis par la population, mais logés, comme les gens, dans des maisons sans confort. Pour l’eau, il fallait aller au puits, au milieu du village. Le trajet pour le Parc avait son charme à la belle saison, mais il usait les souliers. À partir d’un certain moment, il fallut recourir aux solutions de fortune : laisser une paire de souliers au Parc, faire le chemin soit en sabots soit en galoches. »
Les élèves, aussi, utilisent des sabots, ce qui ne les empêche évidemment pas d’avoir froid aux pieds et aux mains. Les engelures les font souffrir et elles n’ont rien à envier aux gens du coin, aux mains rouges et gonflées.
La nourriture pose moins de problèmes car l’approvisionnement auprès de la population locale peut se faire assez facilement. Toutefois, l’économe doit certainement faire preuve de beaucoup d’inventivité pour nourrir toutes ces jeunes filles. Elle décide notamment d’élever un porc au château, animal rapidement baptisé « Pompon » mais, destiné à être abattu clandestinement un jour et transformé en confits, rillettes, et autres cochonnailles. Et la formule ayant montré son intérêt, un Pompon II succède au premier, puis un Pompon III, puis…
La guerre sait bien rappeler sa présence avec quelques visites, non sollicitées, de ces messieurs de la Gestapo. À chaque fois, la communauté scolaire se montre soudée et particulièrement prudente :
« Une dénonciation [de la part d’une élève], c’était hors de question. Mais une indiscrétion, un bavardage… On savait se taire quand il le fallait. »
La directrice est obligée de faire appel à leur concours lors d’un événement qui aurait pu menacer l’existence même de l’école. En 1941, les Allemands qui ont entrepris de germaniser complètement la Moselle annexée, décident de rouvrir l’École normale de Metz avec un directeur allemand. Ce dernier sait fort bien que l’école s’est repliée dans la Vienne et qu’élèves et enseignants ont refusé de revenir au pays après l’armistice. Mais il prétend que son établissement doit récupérer les meubles et autres biens venus de Metz, en même temps que l’école, en 1939. Dans ce but, il arrive un jour à Romagne et expose au maire, M. Giraud, l’objet de sa venue. Celui-ci réussit à le convaincre de déjeuner d’abord au village avant de se rendre sur place. Cela permet de prévenir le « château » : aussitôt, les « demoiselles » déménagent ce qu’elles peuvent et cachent meubles, ustensiles de cuisine, draps, couvertures et appareils de sciences dans le bois au fond du parc. Évidemment, il reste encore des choses, ne serait-ce que pour la vraisemblance. En particulier, il reste un piano, « d’assez bel aspect extérieur mais qui, en réalité, n’était qu’une casserole » : il est scrupuleusement marqué par le directeur allemand sur l’inventaire qu’il dresse lors de sa visite l’après-midi. C’est vrai que ce n’est pas le « vrai », un Erhard venu de Metz en 1939 avec le reste, mais un vieux piano déniché par la directrice pour l’occasion. Une fois le déménagement effectué par les services allemands, il faut procéder à la reconstitution d’un ensemble suffisant pour faire fonctionner l’école, ce qui a pu se réaliser en faisant appel à la solidarité d’établissements de la région (jusqu’à Angoulême !).
Cette visite, accompagnée d’une ponction sévère dans les biens de l’école, amène Mlle Martin à se demander si elle peut continuer à diriger une École normale à Romagne alors qu’une autre va fonctionner officiellement à Metz. Elle obtient du recteur qu’il transforme l’École normale de Romagne en « Collège pour les Mosellanes repliées ».
École normale ou collège, et malgré toutes les difficultés, l’établissement se consacre à ce qui est sa finalité : former de nouvelles « maîtresses ». Le recrutement (il faut bien constituer de nouvelles promotions) se fait parmi les jeunes filles des familles mosellanes qui sont elles aussi demeurées dans la région. D’autres jeunes, qui se sont enfuies de la zone annexée, continuent leurs études à Romagne sous un nom d’emprunt pour ne pas nuire à leur famille. Quand arrive le moment d’effectuer un stage en classe élémentaire, les écoles publiques de Romagne les accueillent tout naturellement. En effet, les instituteurs mobilisés, puis prisonniers, ont été remplacés par des enseignantes lorraines repliées. Pendant les vacances scolaires, le château constitue un havre de calme qui accueille parfois des familles en plus des élèves. Le Secours lorrain y envoie également un groupe d’enfants en colonie de vacances, ce qui ajoute une nouvelle facette à sa mission éducative.
Cependant la menace allemande rôde toujours :
« En juillet 1942, 15 élèves de 3e année qui étaient restées au Parc furent menacées d’enlèvement par les Allemands. En l’espace d’une demi-journée, la Directrice les dispersa dans tout le département et, par des nominations plus ou moins fictives, elles furent transformées en institutrices françaises en situation régulière. »
L’alerte est plus importante encore le 25 août 1944. Des maquisards venus du Limousin cantonnent depuis plusieurs jours au château quand une colonne allemande traverse le secteur pour se diriger vers Poitiers. C’est la débâcle pour eux mais ils restent dangereux. Il y a des accrochages avec les maquisards dans les environs, pendant que les élèves et le personnel présent se réfugient dans les bois environnants. Le bourg de Romagne déplore quatre morts ce jour-là.
Le département de la Vienne va bientôt être libéré, mais la ville de Metz, chère au cœur des élèves maîtresses, doit attendre le 22 novembre 1944 pour que les troupes françaises et américaines du général Patton y fassent leur entrée triomphale.
La capitulation allemande donne lieu, le 8 mai 1945, à une cérémonie dans le parc du château au cours de laquelle les élèves chantent la Marseillaise pendant le lever des couleurs. La plupart revêtent ensuite un costume lorrain typique pour aller défiler dans le bourg de Romagne.
À Lusignan, commune assez proche de Romagne, des élèves mosellans fêtent Noël avec les familles qui les ont accueillis. Pour cette manifestation, leur directrice a composé un poème de circonstance[2] pour remercier leurs hôtes mélusins, un poème que nos « demoiselles » auraient pu écrire… :
André SAPIN (promo 1957-1961)
Sources :
Bulletin de l’Association des anciennes et anciens élèves des Écoles normales de Poitiers.
Bulletin L’Ancien de l’Association des anciennes et anciens élèves des Écoles normales de Moselle.
Journal La Dépêche du Centre, 1940.
Le Républicain lorrain : https://www.republicain-lorrain.fr/magazine-tourisme-et-patrimoine/2020/09/18/l-ecole-normale-de-metz-repliee-dans-la-vienne
[1] Et encore ! Certains préféraient se soulager dans les champs, dans l’écurie, derrière le tas de fagots…
[2] Cité dans : « Roger Picard, La Vienne dans la Guerre 1939-1945, La vie quotidienne sous l’Occupation, 1984, p. 17